Fyctia

Julien a passé ce deal avec lui-même. Pour tranquilliser sa conscience. Pour minimiser la peine qu'il fait en chemin et les séquelles qu'il laisse sur son passage. Aucune fille n'en ressort indemne. Il le sait bien. N'allez pas croire qu'il se ment à lui-même. S'il connecte ses neurones deux minutes pour repenser aux fois où il a brisé le cœur d'une fille, il se souvient parfaitement de ce qu'il s'est passé. Mais Julien a ce principe. Ce grand principe. Fondateur de qui il est. À ce stade, on pourrait même l'appeler une religion.

Julien vit au présent.

Pas au présent du jour. Pas au présent de l'heure.

Julien vit au présent de la seconde.

Rien de ce qu'il a fait ou vécu n'a de réelle importance. Sa mémoire a cette fonctionnalité d'autodestruction des données. Elle se déleste en permanence des souvenirs inutiles. Des passages inconfortables. Des moments douloureux. Les remords n'existent pas dans le monde de Julien. N'allez pas croire qu'il est tranquille avec absolument tout ce qu'il a fait. Loin de là. Mais il n'y pense pas. Il n'arrête pas le présent pour remonter dans le temps. Déjà parce que c'est un cartésien et qu'il sait que ce n'est pas possible. Ensuite parce que c'est un fataliste et qu'il a accepté l'idée qu'il était comme ça, qu'il ne changerait pas. Julien vit avec la croyance qu'il blessera tôt ou tard tout ce qu'il touche. Est-ce qu'il a raison ? Oui et non. Il sait que sa capacité à faire du mal est proportionnelle à son aptitude à rendre les gens heureux. C'est pour ça qu'il se tait. Le silence lui permet de placer le curseur dans cette triste zone fade et froide, juste là, à l'intersection entre la souffrance et le bonheur. Julien est un marin qui contrôle l'agitation de la mer pour qu'elle ne s'emballe ni dans la joie ni dans la peine.

Il ne veut pas faire du mal aux autres. Toutes les stratégies qu'il a élaborées font de lui un semi-enfoiré, insensible, apathique et autiste des sentiments. Mais la réalité, c'est qu'il est le premier à souffrir de cette situation. Il ne l'admettra jamais. Pourtant, il voit bien les schémas qui se répètent. Il ne veut pas les regarder de trop près, mais il sait que le résultat est toujours le même : une fille brisée d'un côté et lui, seul de l'autre. Julien souffre d'être seul. Il s'est résolu à accepter que c'était sa destinée parce qu'il voit bien que, malgré ses tentatives passées de s'enga...

Ok.

Demande exceptionnelle de report du sujet.

Il venait de voir Stella devant le PMU. Elle avait froid. Elle balayait la rue des yeux avec ses mains rangées dans les poches de sa veste. Julien devinait le bout de son nez gelé. Il voyait presque sa silhouette grelotter. Il avait envie de marcher plus vite pour qu'ils rentrent au chaud. Mais il aime cette avance qui dure quoi, dix secondes, où il repère les gens pendant qu'eux le cherchent encore du regard.

Stella n'a pas changé. C'est vrai, elle est devenue brune. Et elle a une frange maintenant. Ses cheveux sont un peu plus courts aussi. Mais elle n'a pas changé. Le manque n'existe pas dans le monde de Julien. Mais quelque part derrière les épaisses couches de glace qui barricadent son cœur, il était content de la retrouver.

***

La petite lueur dans mes yeux venait de s'allumer. Julien était là. Juste à temps. Juste à l'heure. J'ai passé ces quatre derniers mois à le chercher partout où il n'était plus et je ne réalisais pas que ce soir, il était vraiment revenu. J'ai eu envie de faire les quelques dix pas qui me séparaient de lui, mais j'ai attendu. À la différence des autres fois, mes mains ne tremblaient pas, mon cœur ne s'emballait pas, mes jambes ne menaçaient pas de me lâcher. Je venais de retrouver le refuge que la présence de Julien a le don de fabriquer. Ma petite colline au fond du jardin. Bientôt vous comprendrez.

J'ai eu le temps de me préparer à ce moment. Je l'ai imaginé dans ma tête plein de fois. Le soir, pour trouver le sommeil. En cours, pour faire passer le temps. Je me suis perdue dans la création de cette scène en imaginant les plus petits détails pour qu'elle ait l'air réelle. Je me demande si on va s'embrasser ou se faire la bise. J'ai envie que Julien me serre contre lui. Mais je ne veux pas lui faire peur. Et je ne sais toujours pas avec quelle intention il vient (n'oublions pas que, parmi les scénarios, l'option de la friendzone était toujours possible). Donc je suis restée à une distance de sécurité raisonnable. Pas trop loin, pour ne pas paraître froide. Mais pas trop proche non plus, pour ne pas le mettre dans une position où il aurait à me repousser. Je mordille l'intérieur de mes joues pour cacher le sourire qui démange le coin de mes lèvres.

La bise. La bise c'est bien.

J'ai eu l'impression fugace que j'aurais pu tenter de l'embrasser et que Julien ne m'aurait pas repoussée. Il n'a pas pivoté sa tête pour tendre sa joue. Son visage est resté relativement droit. Comme pour me laisser l'option de venir poser mes lèvres sur les siennes. On ne le saura jamais. Mais la bise c'était bien aussi.

En m'ouvrant la porte pour que je puisse entrer, Julien m'a demandé si ça me convenait ici, le PMU. Il m'a glissé que sa sœur et son copain étaient venus récemment. Initialement c'était juste pour boire des bières après le travail, mais le patron leur avait offert la tournée des shooters. Je m'en fichais un peu. Pas de ce que Julien m'avait raconté ! Du lieu. J'ai une aversion pour les lieux publics de toute façon. Donc ici ou ailleurs, ça ne faisait pas une grande différence. Julien le sait bien, que j'ai du mal avec les lieux publics. Parce qu'on ne s'est jamais vu dans un bar. Même notre tout premier date, ce n'était pas dans un bar. Ce soir était donc une première. Peut-être que Julien avait eu envie de faire les choses un peu différemment. Comme pour faire table rase du passé et donner un autre tournant à cette nouvelle saison de notre relation qui allait peut-être commencer.