Fyctia
Chapitre 15.5
Sur ces paroles, Basile tourna les talons et s’éloigna d’un pas léger. Luther demeura immobile quelques instants avant de reprendre le chemin du palais. Il traversa le long corridor qui menait au terrain d’entrainement des chevaliers royaux.
Il passa devant un large tableau qui ornait le mur et qui représentait son père, le défunt Roi Magnus. Derrière le tableau, une pierre était mobile, et là se trouvait un passage qui menait à un sentier peu connu et rarement emprunté, dont Luther savait qu’il conduisait jusqu’au port d’Ettecos, tout au nord du continent. Ettecos donnait sur le détroit d’Altar, où quelques heures de navigation prudentes pouvaient conduire aux rivages des îles du Nord, à condition que la houle fût clémente. Il se rappelait avoir hésité à l’emprunter à de nombreuses reprises au cours de ses jeunes années. Mais il n’avait jamais eu ce courage.
Luther s’arrêta un instant, et plongea son regard dans celui de son père ; les yeux gris lui renvoyèrent une tristesse et une mélancholie qui le frappèrent. Son père l’avait toujours regardé ainsi, comme s’il avait par avance baissé les bras et abandonné quelque chose. C’était un regard d’homme abattu et esseulé. Ce n’était pas le regard d’un roi. Dans son esprit, un roi devait avoir un cœur de lion, des yeux d’aigle, un esprit en avance sur son temps. Son père au contraire s’était laissé aller au désespoir, à sa pente naturelle glissante et poisseuse, et cela l’avait conduit à son propre malheur. Il avait toujours voué une profonde affection à son père, mais elle s’était accompagnée d’un certain mépris pour sa faiblesse.
Il tendit le bras et toucha le tableau du bout des doigts. Ce passage, il ne craignait plus de l’emprunter à présent. Il en aurait été capable, rien n’aurait été plus simple. Il lui aurait suffi de faire un détour par les cuisines, de trainer Aenid avec lui bon gré mal gré, et de s’engouffrer dans l’étroit couloir. Mais ce qu’il s’était produit à Loth était de sa responsabilité morale. Il n’était pas capable d’y déroger. Il savait que sinon, il aurait fini par arborer le même regard que son père. Et, il en était sûr, Aenid l’aurait méprisé pour cela.
Sans savoir comment, ses pas le portèrent jusqu’à la garnison des hommes de la garde. Il arriva dans un vaste terrain vague, parsemé de quelques points d’eau qui permettaient aux hommes de s’abreuver durant l’entrainement. Des baraques situées plus loin servaient de dortoirs pour les chevaliers. C’étaient de simples constructions de bois vieilli et gris, empilées les unes à côté des autres, au sol en terre et à l’intérieur modeste. Des coffres remplis de paille tenaient lieu de lit. Les hommes dormaient côte à côte. Un peu à l’écart, se trouvaient les écuries, où le palefrenier du royaume, le dénommé Logas, disposait d’une masure pour lui seul et qui vivait nuit et jour avec les chevaux dont il avait la garde. Au vu de sa mise et de son odeur, l’homme tenait plus de l’équidé que de l’humain, et il valait mieux pour tous qu’il dormît ainsi à l’écart de tous.
Des bruits de bâtons qui s’entrechoquent et des soupirs d’hommes en plein effort l’accueillirent. En s’approchant il aperçut Jared et Arthus qui s’affrontaient sous les cris et les encouragements des autres. Ils étaient armés d’épée de bois. A en juger par l’aspect inhabituellement décoiffé d’Arthus, le combat ne manquait pas d’intensité. L’atmosphère de la fin de journée était pesante, chargée des bourdonnements excités des chevaliers qui, épuisés par l’expédition, retrouvaient un regain d’énergie à suivre le combat.
Arthus, tendu et raide, tentait de faire face à un Jared agile et leste, qui se déplaçait avec la rapidité et la grâce d’un félin retors. Luther s’adossa à une rambarde en bois et observa avec curiosité le déroulement de ce qui était en réalité une mise à l’épreuve de son jeune écuyer.
Avec une fougue chargée d’imprudence, Arthus s’élança et visa l’épaule gauche de Jared. Luther pouvait voir le manque d’assurance et de précision de son geste, et anticipa la réaction de Jared qui fut aussi rapide qu'impitoyable. Il para et riposta aussitôt, déséquilibrant le jeune écuyer et le forçant à reculer. Jared aurait pu aisément le désarmer, mais Luther vit qu’il faisait preuve de clémence, ou bien alors, — c'était bien plus probable—, il voulait faire durer le plaisir un peu plus longtemps. L’officier dansa avec élégance en faisant jouer son épée de bois si vite qu’elle se fondit dans l’air. On aurait dit que son poignet était de caoutchouc. Arthus maintint une expression neutre, mais on pouvait voir à ses lèvres pincées qu'il mettait toutes ses forces pour trouver un moyen de prendre le dessus. Il suait à grosses gouttes, sa main se serrait et de desserrait sur la poigne de son arme, signant sa nervosité et sa fatigue. Luther comprit alors que l’issue du combat était proche.
Jared attaqua avec une force inouïe et son épée plongea en direction du flanc du jeune écuyer. Arthus tenta de l’esquiver, en vain. La lame en bois, pourtant inoffensive, s’abattit sur lui, et il ploya en avant, le souffle coupé. Jared s’élança derrière lui et lui asséna un second coup dans le dos. Arthus s’affala alors de tout son long, dans une posture assez peu flatteuse. Son bras se tendit avec une hésitation touchante, et il déclara forfait. Jared lui tendit une main charitable pour l’aider à se relever. Un large sourire satisfait étirait ses lèvres généreuses.
— Je vous remercie pour cette leçon, seigneur Jared, marmonna Arthus en en essuyant son visage ensablé du mieux qu’il pouvait.
Jared éclata d’un rire sonore, et fut aussitôt imité par les autres. Arthus rougit sous l’humiliation. Il s’apprêtait à partir sans demander son reste lorsqu’il croisa le regard de Luther.
—Commandant !
Les autres tournèrent la tête et l’aperçurent. Ils s’approchèrent.
— Que fais-tu ici, Luther ? demanda Jared, étonné. Calhoum et moi nous chargeons de l’entrainement des hommes. Comme tu peux le voir, ton jeune écuyer s’améliore chaque jour grâce à mes leçons.
L’expression courroucée d’Arthus amusa Luther. Le combat lui avait fait momentanément oublier la terrible nouvelle qu’il se devait d'annoncer. La sensation de partager quelque chose de précieux, de grand et de sacré avec ses hommes ne lui avait jamais été aussi agréable qu'en cet instant. Une bouffée de plaisir fraternel le fit sourire et réchauffa le regard qu'il adressa à Arthus:
— Tenir un combat à l’épée face à un chevalier de la trempe de Jared est un exploit, dit Luther. Tu t’es bien battu, Arthus.
Arthus rougit de plaisir. Jared lui fit un clin d’œil et ajouta d’un ton complice :
—Attends quelques années, petit, et lorsque mes articulations seront cassées, tu auras ta revanche.
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Marie Andree
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WildFlower
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