Fyctia
Chapitre 14.6
Il était arrivé au palais sans s’en rendre compte. Il était presque midi. La faim lui creusait le ventre. Il avait refusé de toucher aux biscuits rassis offerts par Boniface et les membres de la famille royale partageaient leur repas dans une luxueuse salle à manger de l’aile Ouest, mais Luther n’était pas autorisé à s’y présenter sans invitation. Il se dirigeait vers les cuisines lorsqu’il entendit une voix féminine rugir non loin de lui.
— Espèce d’empotée !
Il s’en suivit le bruit reconnaissable d’une gifle assénée avec vigueur. Luther se rapprocha, et aussitôt son sang se glaça.
Aenid était par terre, prostrée. Une femme de forte corpulence se tenait debout face à elle. Luther reconnut aussitôt ses cheveux roux coupés court. Son bras d’un blanc laiteux était levé, menaçant, et sa main large et rugueuse de cuisinière qui venait de s’abattre sur la joue d’Aenid était sur le point de recommencer.
— Les gens de ton espèce n’ont rien à faire ici, hurlait-elle ! Tu n’es qu’une incapable ! Attend un peu que j’en réfère au seigneur qui t’a permis d’entrer ici !
Luther s’avança vivement et saisit juste à temps la main de la femme. Elle se retourna, et sa bouche s’ouvrit comme celle d’un poisson mort. Sa colère fondit pour laisser place à un mélange de surprise et de peur.
—Mon seigneur, que signifie…
— Assez, Rosie, ordonna-t-il sèchement.
Il la relâcha. Il vit les marques rouges de ses doigts sur la peau blanche de Rosie. Cette dernière ne semblait pas lui en tenir rigueur. Ses traits épais et défraichis le dévisageaient avec respect. Elle secoua la tête. Ses petites mèches de feu, humides de travail matinal, rebondirent sur son interminable front luisant.
— Pardonnez-moi, noble seigneur Luther, de vous avoir dérangé. Nous allons poursuivre plus loin…
Elle fit mine de se rapprocher de la jeune Nassin qui se recroquevilla aussitôt sur elle-même, comme un animal acculé. Luther aperçut sa joue rougie, et ses yeux brillants de larmes. La colère électrisa le regard qu’il jeta à Rosie en réponse. Cette dernière recula de quelques pas et leva les deux mains en signe d’excuse.
— Mon Seigneur, il faut me comprendre ! Cette esclave n’a pas jugé bon de se présenter à votre chambre pour votre petit déjeuner. C’est tout simplement inadmissible ! Elle doit être punie !
— Je me suis présentée ! intervint Aenid au bord des larmes, mais le seigneur n’y était pas ! Je le jure !
— Tais-toi ! hurla Rosie, soudain hors d’elle. Comment oses-tu me répondre ! Tu n’es qu’une sale barbare !
Le teint de Rosie prit une couleur cramoisie assez peu seyante. Même si Luther n’aurait pas cru la chose possible, son cou déjà épais comme celui d'une génisse se gonfla, et ses yeux clairs semblèrent vouloir sortir de leur orbite. D’aussi loin qu’il s’en souvenait, Luther l'avait toujours appréciée. Il avait passé son enfance à jouer aux osselets dans sa cuisine en compagnie de ses garçons. Mais la voir malmener Aenid suffisait à réduire considérablement l’affection qu’il lui avait toujours portée. Il sentit quelque chose de glacé gonfler en lui, une cruauté inconnue, qu'il s'efforça de repousser du mieux qu'il pût.
—Je ne t’autorise pas à la malmener ainsi, Rosie, dit-il d’un ton cassant. De plus, Aenid a raison. Je me suis absenté à l’aube.
— Ah mais, mon seigneur, elle aurait dû me prévenir ! dit Rosie, les bajoues tremblantes de contrariété. Vous laisser sans petit déjeuner, c’est impardonnable ! il faut lui apprendre les bonnes manières, ou l’envoyer aux mines, comme ses semblables !
Cette dernière suggestion de Rosie le mit hors de lui. Sa patience déjà mise à l’épreuve se fissura.
— Ça suffit ! s’emporta-t-il. Je ne veux pas entendre un mot de plus ! Aenid m’appartient, et je ne tolère pas qu’on la touche. Tu as bien compris ? Si je te revois lever la main sur elle, Rosie, il t’en cuira !
Les yeux de Rosie exprimèrent une vive surprise. Elle courba l’échine et recula, vaincue. Elle jeta néanmoins un regard désapprobateur sur Aenid qui tentait de se relever sur ses jambes tremblantes. Luther se précipita sur elle pour l’aider. Elle lui jeta un regard grave à travers ses larmes. Il saisit son épaule et la sentit tressaillir si fort qu'il crût qu'elle allait s'effondrer sur lui.
— Je tâcherais de contrôler ma colère à l’avenir, marmonna Rosie d’un ton grinçant. Ce n’est pas facile tous les jours, mon seigneur, avec ces sauvages qui nous envahissent et qui ne connaissent rien à rien ! Il faut tout leur enseigner : les usages du palais, les bonnes manières, la discrétion la plus élémentaire, ce dont ils sont généralement dépourvus, et j’en passe ! Ce sont de fieffés menteurs, tous autant qu’ils sont ! Tenez, ce jeune Nassin aux écuries… Logas m’a dit qu’il refusait de s’occuper de votre cheval. Vous vous rendez compte ? C’est tout bonnement incroyable ce que ces gens se permettent, alors qu’ils ne sont rien, rien du tout, que de la vermine, tout juste bons à effectuer les basses besognes, et encore !
Tandis que Rosie continuait à déverser son fiel, l’attention de Luther fut accaparée par la silhouette d’Aenid. Elle tentait d’épousseter sa tenue, et ce faisant, l’avait retroussée et laissait voir ses jambes. Lorsqu’elle lissa le devant de sa robe pour en ôter les dernières traces de poussière, il vit sa petite main trembler. La lumière du jour qui se levait traversa le couloir et éclaira son visage triste et résigné. La faiblesse de son état le frappa alors de plein fouet. La traversée des montagnes l’avait considérablement atteinte. Ses joues étaient creusées, son teint était pâle et fatigué, une peur dévorante consumait ses forces et transformait peu à peu son regard. La misère de la servitude s'insinuait déjà en elle, l'attaquait de l'intérieur, et commençait à ronger sa beauté et sa jeunesse. Quelque chose de terrible et de mauvais était entré en elle et grignotait son âme, comme un fruit mûr et éclatant de couleur et de santé dépérit dans une corbeille de pourriture. Elle qui avait osé l'attaquer armée d’une simple dague, et qui l'avait dévisagé sans sourciller sur le champ de bataille, osait à peine soutenir son regard désormais. Le changement qu’il avait déjà observé s’opérer de façon presque immuable chez chaque homme condamné à l’esclavage se produisait à présent chez Aenid sous ses yeux horrifiés. Il réalisa le dénuement et l’angoisse dans lesquels elle devait se trouver chaque jour. La terreur d’être dans un lieu inconnu, entourée d’ennemis, sans savoir de quoi le lendemain serait fait. Lui qui n'avait jamais fait grand cas des esclaves qu'il avait livrés à Myr, se sentait à présent misérable d'être la cause de son malheur. La culpabilité lui serra la gorge. Sur une impulsion, il voulut se mettre à genoux, se trainer à ses pieds, implorer son pardon, et la supplier de rester près de lui afin de se l’attacher pour toujours.
A cet instant précis, il croisa son regard. Elle détourna les yeux.
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camillep
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Mary Lev
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WildFlower
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Marie Andree
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