Mary Lev La fille du désert Chapitre 14.4

Chapitre 14.4

Luther tressaillit devant l’insulte à peine déguisée. Mais l’archevêque avait vu juste. Depuis la révélation de son oncle, il s’était posé cette question à d’innombrables reprises, sans pouvoir trouver de réponse satisfaisante. Il n’avait pas connu autre chose que le champ de bataille. Il ne s’était jamais intéressé aux affaires du Palais. Et jamais, au grand jamais, il n’avait éprouvé le désir de s’assoir sur le trône. Son ambition la plus folle s’était toujours limitée à obtenir une terre aussi éloignée de la capitale que possible. Devant le visage sec et froid de l’archevêque, et ses yeux qui sondaient son âme, il préféra jouer la carte de l’honnêteté.


— Je n’ai aucun désir de devenir Roi.


— Cela, je le sais. Mais avoir le désir de régner, et pouvoir régner sont deux choses bien différentes…


Boniface le scruta à nouveau. L’homme plongea ses doigts fins et pâles dans sa barbe fournie, comme les pattes d’une araignée qui cherche une proie. Il afficha un air pensif.


—Voilà des années que vous observe. En dépit de votre illustre ascendance, vous n’êtes qu’un soldat. Je sais comment les nobles vous surnomment. Le chien, une créature corvéable, à qui on jette les bas morceaux. Un surnom qui dit tout le mépris que vous leur inspirez. Mais moi, j’y vois autre chose. La loyauté. Le courage. La discipline. Des valeurs incarnées par le Temple. Je sais que vos hommes vous sont fidèles. Mais vous avez été absent de Myr durant cinq longues années. Vous n’avez pas d’allié à la cour. Et plus grave encore, vous n’avez aucune vision pour le continent.


Luther ne trouvait rien à répondre. Boniface ne faisait que lui révéler une vérité crue. Le regard de l’archevêque se posa sur lui un instant, et il crut y voir un éclat de haine. Mais cet éclat disparut si vite que Luther douta même de son existence.


—Lucius a failli, murmura Boniface en secouant sa figure émaciée. Il est aveuglé par sa hargne et son ressentiment. Il a omis de considérer votre incompétence comme un obstacle.


Luther sentit la colère lui monter au nez, annihilant son angoisse. C’était plus qu’il ne pouvait en supporter.


— Vous-même ne savez rien de la cour, rappela-t-il. Le Temple est exclu du conseil de Sa Majesté depuis bientôt dix ans. Vous ne pouvez prétendre y avoir plus de soutien que moi. D’ailleurs, peut être faites-vous fausse route. Les actions de la Reine ont pu engendrer le mécontentement et la défiance de certains. Il serait dangereux d’ignorer un changement de cap, aussi subtil soit-il.


Boniface se raidit.


— Nous avons été mis à l’écart, il est vrai, admit-il à contrecœur. Notre influence à la cour est inexistante. Mais la Reine ne saurait nous considérer comme un ennemi. Nous sommes les garants de la foi, les protecteurs du message de Dieu. Notre Temple est un foyer, le phare du peuple. Nos érudits enrichissent chaque jour la grande bibliothèque de Myr, et nous y enfermons le savoir du continent. Nous savons que là se trouve la véritable richesse, le véritable pouvoir. Nos chevaliers sont prêts à le protéger, au péril de leur vie. Ils assurent la paix de la Couronne.


—Savez-vous qu’une guerre est sur le point d’éclater ? rétorqua aussitôt Luther.


Lorsqu’il vit l’archevêque accuser le coup, Luther sut qu’il avait visé juste.


—Sa Majesté a l’intention de me faire mener une guerre de purification. Cette guerre sera longue et périlleuse. Elle coutera une fortune et causera des pertes humaines innombrables. Elle mettra le sud à feu et à sang. Tout cela sera fait en votre nom. Le saviez-vous ?


Le prêtre secoua la tête avec lenteur. Ses petits yeux vifs le regardèrent avec un intérêt nouveau.


—Sa Majesté ne m’a pas fait part de ses projets, répondit-il d'un ton sec. Cette guerre de purification, comme vous dîtes, ne concerne aucunement le Temple.


— Vous l’avez dit vous-même, je suis un homme de la guerre. Et je puis vous dire ceci : mon armée est exsangue, mes hommes sont esseulés. Même avec la foi au cœur et l’ivresse dans nos fioles, nous ne sommes pas de taille à renverser leurs cités. Et quelles cités ! On les dit creusées dans les falaises du désert rouge, et défendues par des cavaliers sanguinaires. Nous perdrons ces batailles, votre sainteté. Et avec tout mon respect, une fois l’armée royale décimée, la vôtre sera la prochaine sur la liste.


—Mes chevaliers n’ont pas prêté serment à la couronne, ils n’ont aucune obligation, rétorqua Boniface.


—Je ne suis pas un idiot, votre sainteté. Je sais que la reine vous commande sans en avoir l’air. Vous êtes peut-être le gardien de la foi. Mais elle en est le réceptacle. C’est par elle, et à travers elle que Dieu exerce son pouvoir. Vous le savez si bien, en vérité, que vous n’avez jamais rien pu lui refuser jusqu’à présent. Je sais quel érudit vous êtes. Un saint parmi les saints, un modèle de principes et de probité. Moi-même, je ne suis qu’un homme ordinaire. Et les hommes ordinaires aiment à passer leurs soirées dans les tavernes mal famée de la capitale. L’ennui, c’est que vos chevaliers saints ne sont pas faits de la même veine que vous. Ils fréquentent les mêmes tavernes que mes hommes. Et vous n’avez pas idée de ce qu’un chevalier saint peut révéler quand il a un coup dans le nez, et lorsqu’il est en bonne compagnie.


Luther avait débité sa tirade sans oser croiser le regard de Boniface. Comme ce dernier ne disait rien, il continua avant que son courage lui fasse défaut :


—Je sais quel genre d’arrangement vous avez avec la couronne. Si la reine exige de vous que le peuple se tienne tranquille, vous organisez des prêches solennels. Si elle vous informe que le peuple, écrasé par l’impôt, se meurt de famine, vos charités se mettent à distribuer du pain. Si elle se plaint à vous qu’on médit d’elle sur la place du marché, vos chevaliers saints se précipitent pour pendre un ou deux marchands de draps pour blasphème.


Cette fois, le regard de Boniface fut impossible à éviter. Il brillait d'une colère sourde. Sans se laisser impressionner, Luther se pencha et reprit à voix basse, un vague sourire sur ses lèvres asséchées par l'angoisse.


—Alors... imaginez un instant que sa majesté déclare que la sécurité du royaume est menacée par les goumis, les cavaliers du désert. Je vous garantis que vos chers chevaliers devront partir au front, les bras ballants et la frousse au ventre. Et ils se feront tailler en pièces, croyez-moi. Les goumis sont autre chose qu’un vendeur de fripes.


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26 commentaires

Gottesmann Pascal

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Il y a un an

Un face à face passionnant. Boniface croit avoir Luther à sa botte mais il se rend compte que ce n'est pas le cas. Reste à savoir ce que vont faire les chevaliers de sa sainteté.

Mary Lev

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Il y a un an

Oui luther réussit à couper l’herbe sous le pied de Boniface !

WildFlower

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Il y a un an

Il m'impressionne Luther ! Par sa franchise directe et par sa manière de présenter les faits. Que va répondre Boniface à ça ? Visiblement c'est la vérité s'il s'énerve, et elle est plutôt déplaisante pour lui ^^

Mary Lev

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Il y a un an

Luther cachait bien son jeu derrière son air bourru !

clecle

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Il y a un an

On sent l'intelligence tactique de Luther, la finesse de son esprit. Il a une connaissance claire des différents enjeux et une bonne analyse de la psychologie des autres personnages. Aaaah je l'admire <3

Mary Lev

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Il y a un an

Merci clecle de ton mot ! Oui luther n’est pas seulement une brute mal dégrossie il révèle une finesse tactique bienvenue ! Je lui ai transmis ton compliment il rougit 🥹

Sand Canavaggia

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Il y a un an

👏🤩Bravo pour ce chap😍🌹

Mary Lev

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Il y a un an

Merci Sand :)

Cécile Marsan

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Il y a un an

Rah lala !!! C'est tenduuuuuu !!! Boniface va ravaler son caquet j'espère !!!!

Mary Lev

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Il y a un an

Tendu comme un string !
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