Fyctia

Aenid était concentrée sur sa tâche et elle sursauta en voyant sa grande main gantée de noir saisir la corde et la tirer sans effort.

Elle lâcha la corde et Luther remonta le seau en quelques secondes. Il le posa par terre. En relevant la tête, il vit son regard posé sur lui. La peur qu’il avait aperçue dans le regard d’Aslan quelques minutes plus tôt se peignit aussitôt sur les traits de la jeune fille. Elle recula de quelques pas.

— N’aies pas peur.

Sa voix était si douce qu’elle sonna bizarrement à son oreille. Aenid s’immobilisa, toujours effrayée. Elle baissa les yeux. Luther constata qu’il avait brisé quelque chose en elle, et il en fut peiné.

— Je dois amener de l’eau en cuisine …dit-elle.

Luther saisit les seaux d’eau et lui sourit.

— Je t’accompagne.

Il se dirigea vers l’entrée du château, Aenid sur ses talons. Ils croisèrent plusieurs serviteurs qui leur jetèrent des coups d’œil étonnés. Ils marchèrent en silence. En arrivant, un apprenti se précipita sur Luther et lui prit les seaux des mains, avec force excuse et révérence. Luther se retourna vers Aenid qui jetait des regards inquiets en direction du cuisinier du château, un homme de forte corpulence qui se prénommait Luis. Luther le connaissait bien, ayant eu l’habitude de venir chaparder de la nourriture lorsqu’il était plus jeune. Luis l’avait pris sur le fait et Luther avait été marqué par la correction que son oncle lui avait infligée. Luis fut pris de remord et ne l’avait plus jamais dénoncé.

— Comment va ton dos ?

Sa question sembla surprendre Aenid qui lui jeta un regard perplexe.

— Je n’ai presque plus mal.

— Ta grand-mère est une excellente guérisseuse.

Une lueur de compréhension brilla dans les yeux noirs. Luther avait l’impression de suivre les pensées de la jeune fille à chacune de ses mimiques, comme on comprend un être que l’on a toujours connu. Sa respiration se fit à peine plus légère, son visage s’éclaira d’une façon à peine perceptible, et il pourtant il comprit aussitôt qu’elle était soulagée. Soulagée de comprendre pour quelle raison il avait troqué son fouet contre une sollicitude aussi soudaine qu’inattendue. Elle attribuait ce changement d’attitude à l’intervention de Raina auprès de Déménor. Et en cela elle avait raison. Et pourtant… Pour une raison obscure, cela le peina. Il préférait encore lui inspirer de la crainte que d’être accusé d’un tel calcul.

— Oui, répondit Aenid, le visage empli de fierté. Mani a d’immenses connaissances.

— Mon oncle se porte mieux dit-il. Je lui suis très reconnaissant.

Le sourire fugace qu’il entrevit sur son visage lui fit l’effet d’un rayon de soleil en plein hiver.

— On raconte que vous serez bientôt le seigneur de cette terre.

— J’ignore si je le serai un jour.

Dans n’importe quelle autre bouche, la question l’aurait prodigieusement agacé. Mais parler avec elle lui était aussi naturel que de respirer. Il contempla ses cheveux bruns qui brillaient d’un reflet acajou qu’il n’avait pas encore remarqué. Le dessin de sa bouche lui rappela les statues à l’effigie de Nurah, la dame protectrice de Myr.

Aenid se troubla sous son regard. Elle tritura avec nervosité une mèche de cheveux sur son épaule.

— Mon seigneur … hésita-t-elle.

Ses yeux brillaient à nouveau d’une peur terrible, inexplicable.

— Qu’y a-t-il ?

— C’est à propose de Son Excellence …

— Et bien ? s’impatienta-t-il, craignant le pire.

—Son homme de main… L'affreux Yvan...Il est venu me chercher, tôt ce matin… Il m’a ordonné de venir trouver son Excellence après le banquet de ce soir…

Son sang se glaça. Il la fixa sans rien dire, les yeux écarquillés. Aenid sembla encore plus effrayée par sa réaction.

— De quoi son Excellence veut-il me punir ? Le savez-vous ? Je vous jure que je n’ai rien fait de mal !

Luther la regarda. L’épouvante avait jeté un voile sur ses traits délicats, comme une belle rose dans la fraicheur de l’aube est dévorée par un nuage de pucerons. Cette vision lui serra le cœur. Il eut soudain le désir irrépressible de lui ôter cette peur pour toujours.