Fyctia
Plaisir coupable
Le temps était suspendu à ma décision.
Outrepasser les limites et les obligations exacerbait ma curiosité, mais coupler mes doigts aux siens serait une défiance aux lourdes conséquences.
J'avais peur d'avancer encore d'un pas pour de mauvaises raisons. Mon aspiration à mon émancipation, au progrès comme l'écrivait Charles Fourier ne demandait pas autant de précipitation. Et puis, je visualisai mon combat plus à travers les mots que je griffonnais depuis si longtemps. Ces pamphlets frétillaient sous mon matelas, attendant de faire grand bruit.
Un épais brouillard obscurcit mon esprit, tout se mélangeait. Dépasser les règles injustes, danser avec l'homme de mon choix, ces problématiques aux différents degrés étaient liées par un seul mot : Liberté. Cependant, mes préoccupations frivoles prenaient le dessus. Ce coup de cœur ne faisait-il pas écho à mon immaturité certaine sur ce sujet ? Son intérêt n'était-il pas un trompe-l’œil ?
— Osez, insista-t-il en me tendant la main. La liberté se trouve dans votre détermination !
— Choisir, c'est renoncer, chuchotai-je à moi-même. Franchir cette frontière ferait de moi une réfugiée... dans ses bras.
J'avais un besoin irrésistible de découvrir l’inconnu, mais surtout cet homme qui m'entraînait au bord du précipice. Une seule question restait essentielle : pourquoi une danse sans invitation, avec tant de légèreté pouvait-elle être le poids des atteintes à la rigueur morale ?
Si je faisais le choix de faire basculer ma vie, en brisant les carcans du patriarcat et de la société, j'aurais besoin d'un appui auquel m'accrocher. Cet homme pourrait-il remplir ce rôle ? Mon intuition m'accorda son approbation, mais il devrait alors faire preuve d'honnêteté sur sa personne et sa vision du monde.
Sa proximité affichée quelques minutes plus tôt avec une autre femme me donnait le droit d'émettre des réserves. Je jetai un coup d'œil à cette déesse. Elle me gratifia d'un sourire sincère et d'un regard empreint de cordialité.
— La comtesse de Rochambeau est une amie très chère, me rassura-t-il, devinant mes doutes. Elle serait ravie de vous rencontrer.
Éreintée par ma réflexion sans fin, mon attirance prit le contrôle de mon corps. Mon gant de satin glissa sur son biceps pareillement à une descente sur la neige s'élevant vers une avalanche de sensations.
Les violons résonnèrent, la musique se dématérialisa et les notes ensorcelantes laissèrent place à la timidité des touches d'un piano. Ses bras se resserrèrent autour de moi, m'enveloppant avec une douceur ferme, pour m’empêcher de vaciller. Plus courageuse, je me risquai à me mesurer aux regards braqués sur nous, tandis que mon corps frissonnait subordonné au sien.
Sur ces entrefaites, j'inspirai l’air pour mieux prendre la parole.
— Je suis une déserteuse maintenant, j'ai gagné le droit de connaître votre nom ! commençai-je.
— Bientôt, promit-il d'une voix joviale. D'abord, laissez-moi vous découvrir un peu plus Lady d'Harcourt ! Je sais déjà que vous êtes une jeune damoiselle aventureuse !
— Vous me flattez ! cependant, mon exploration s'arrête aux portes de mon esprit et de cette ville. Cette qualité revient plutôt à Jeanne Barret !
La mort de cet être d'exception avait été annoncée presque un an plus tôt. Elle laissait une trace d'espoir et d'audace dans ce siècle, car ce fut la première femme à faire le tour du monde.
— Assurément, son parcours ne peut que susciter mon admiration, souligna-t-il. Aussi, je souhaite que les prochaines courageuses n'aient pas besoin, comme leur inspiratrice, de se déguiser en homme pour partir en expédition.
— C'est un point qui demande à évoluer, comme de nombreuses choses. Revenons à vous ! repris-je. Votre dessin sur votre peau a un goût d'exotisme. Cachez-vous une odyssée ?
— Certes, j'ai beaucoup voyagé à travers les pays, les coutumes et les institutions. J'ai navigué et mes idées se sont diversifiées sur beaucoup de sujets. Je serai par exemple, ravi d'échanger avec vous sur le mariage.
— Que dire ! Je le conçois avec un consentement mutuel pour toutes les strates confondues. Vous me trouverez peut-être fleur bleue, mais j'estime que l'amour doit y prendre toute sa place ! avouai-je.
Un sourire affriolant se dessina sur son visage. Mes iris fouillèrent les siens, à la recherche de sentiments en devenir. Il resta pensif quelques instants et se lança dans un discours plus confidentiel.
— Voyez-vous, je ressens cette danse avec une intimité particulière. Êtes-vous convaincue qu'il demeure possible de connecter deux corps, de tester leur complémentarité, sans aucun contact entre leur peau. Comment des jeunes gens peuvent-ils se découvrir sans cela ?
— Vous avez sans doute raison, mais comment faire avec toutes les barricades de la bienséance ? ajoutai-je en réalisant que notre conversation prenait un tournant charnel.
— Un geste faiblement tangible serait déjà un début de réponse. Puis-je vous démontrer que votre être réagit au mien ?
Un oui s'échappa de mes lèvres, plus vite que ma décence ne l'aurait souhaité !
Mon cavalier entreprit une légère rotation en chassant son pied gauche en avant et fléchit son genou droit. Ensuite, il descendit son bras et glissa sa main vers le bas de mon dos. Enfin, il fit dévier mon buste gracieusement à la verticale, lui offrant la vue sur mon décolleté.
Ses lèvres soufflèrent une expiration divine sur ma peau. Intangible pour le monde, d'une réalité évidente pour moi.
Mon épiderme ne s'était jamais senti si intensément vivant, même fouetté par le vent, réchauffé par le soleil ou adoucit par l'eau ruisselante. Je reçus le moment avec grâce, mon habituel esprit de répartie se tapit au fond de moi, pour laisser place à mon emballement.
Mon adoration me redressa précautionneusement, contrastant avec la fulgurante attaque visuelle de mon père, émergé dans la foule. Sans délai, ses sourcils se froncèrent et la noirceur de son regard prit la couleur de peinture de guerre.
Mon exultation retomba plus vite que la nuit. D'un mouvement de tête, mon ascendant m'ordonna de le suivre. Puis, il me devança. Sa sortie fit écho à sa fureur !
— Prenez garde, la colère a mauvaise réputation ! dénonça mon élégant.
— Oui, surtout si mon comportement en est l'engrais ! Vous reverrai-je ?
— N'en doutez jamais ! Avant de nous séparer, je veux tenir ma promesse, je me nomme Pâris.
— Et moi Anna. Je dois vous quitter avant que mon père revienne sur ses pas, pour me faire subir son déferlement en public.
Accablée, je l'abandonnai, répandant ma désolation au milieu de bal. Triomphante, l'ombre rampait sur la lumière de la salle et me poussait vers la porte.
Arrivée à sa hauteur, mon frère posa sa main sur mon épaule en signe de soutien et afficha une mine contrariée.
— Que sais-tu de ton fruit défendu ? me demanda Victor.
— Il s'appelle Pâris !
— La vie est parfois ironique, souffla-t-il.
— Pourquoi dis-tu ça ?
— Parce que pour père, il est plutôt un Montaigu et toi une Capulet !
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cynthia1609
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Il y a 4 ans
Azilizaa
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Senefiance
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Simon Saint Vao
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Nascana
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Azilizaa
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Eva Lys
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Eden Memories
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