Fyctia

Une tache de lumière s'étendait sur la toile de la tente des deux sœurs, le soleil semblant vouloir réduire en cendre le fin tissu. Comme chaque matin, l'intérieur de l'habitacle inondé par la clarté du soleil, et la chaleur captée par le toit de ce qui constituait leur maison depuis plusieurs lunes déjà tirèrent Kahina de son sommeil. Les paupières encore hésitantes à rester ouvertes, elle tourna machinalement sa tête du côté où dormait habituellement sa sœur. Elle s'étonna de la découvrir parfaitement éveillée et assise sur sa couche. De ses prunelles bleues, Anna était en train de percer sa sœur du regard. Un regard cerné et de plus en plus marqué au fil de ces derniers jours, lequel était accompagné d'un sourire malicieux esquissé sur son visage.

« Bien dormi ? » S'enquit son aînée, d'un ton enjoué qui indiquait qu’elle était en effet réveillée depuis un petit temps déjà.

À vrai dire, et en dépit des évènements de la veille, Kahina avait bénéficié d'un sommeil comparable à celui d'un nouveau-né. Aucun rêve n'était venu égayer ou effrayer ses songes. Elle n'avait eu pour punition que le néant du repos. À cette pensée, elle se sentit étrange et inconfortable. Sa sœur continuait de la fixer, amusée. Elle n'avait pas l'air d'attendre une réponse à sa question. C'était comme si elle savait ce qu'éprouvait sa cadette.

Imitant son aînée, Kahina se redressait sur sa couche quand l'agitation de la vie à l'extérieur de la tente attira leur attention à toutes les deux. Les hommes criaient, les langues se mélangeaient et dans cette cacophonie de voix qui ne paraissaient vouloir écouter que l'écho des sons qu'elles émettaient, Kahina crut distinguer la voix paniquée d'Armel :

« Je vais chercher les sœurs ! »

Assises sur leurs couches, elles échangèrent un regard furtif avant de bondir de ces dernières et se précipiter à l'extérieur de leur rempart contre l'implacable chaleur du jour, tout en feignant de ne pas tout juste sortir du lit. Armel n'avait même pas eu le temps d'arriver à mi-chemin quand il les aperçut. Il ne prit pas la peine d'avancer plus loin et arrêta son pas pressé en leur faisant signe le rejoindre :

« Venez voir ! Venez nous aider ! » Leur cria-t-il, accompagnant son geste d'une voix suppliante, avant de faire demi-tour, ses jambes le ramenant tout tremblant de l'endroit où il avait laissé un attroupement de guerriers face à un homme seul, qui tentait désespérément de faire barrage entre eux et une masse sombre, étalée sur le sable.

Elles s'approchèrent et lorsqu'elles furent assez près, Kahina sentit son cœur se soulever. Elle dut réprimer son effroi de découvrir que cette forme recroquevillée sur elle-même n'était rien d'autre qu'un corps calciné, elle reconnut la mâchoire prognathe de la silhouette et fut saisie d'un profond dégoût. Elle était écœurée d'elle-même.

« Ils ont tué Gatien ! Ils l'ont brûlé vif, ces enfoirés ! » Vociféra Sam, qui tenait une torche à la main et qui l'agitait en direction des guerriers. Le ridicule de la situation du futur beau-frère d'Anna qui brandissait vaillamment une torche en pleine lumière, comme le faisaient ceux qui tentaient désespérément de chasser les esprits dans la nuit, faisait sourire les guerriers.

Mais celui la révulsait plus que tout c'était lui : Zahrédine. Elle tourna la tête vers les guerriers, parcourut chacun d'eux du regard et s'arrêta sur leur chef. Il ne lui rendit pas la pareille, elle comprit qu'il trouvait la situation d'un ennui profond. Elle baissa les yeux tandis que Sam continuait à psalmodier qu'on voulait sa mort, que lui ou Armel seraient les prochaines victimes. Zaliya prit la parole, excédée par le caractère enfantin dont faisait preuve l'étranger.

« L'alcool et le feu n'ont jamais fait bon ménage. Cet incident est regrettable, mais cet idiot était tellement saoul qu'il a probablement réussi à enflammer ses habits avec sa propre torche ! Pourquoi toujours nous accabler pour votre imbécilité. Tous clans confondus, vous êtes les seuls hommes que j'ai vus se soulager et s'enivrer en simultané, une bouteille à la main dans une main et du feu dans l'autre ! »

Elle n'avait pas tort. Ces hommes étaient sans manière et ne respectaient rien.

Qu'ai-je fait ? Se morfondit pourtant Kahina, rongée par la culpabilité d'avoir potentiellement provoqué la mort d'un homme que certes, elle n'appréciait guère, mais avec lequel elle avait voyagé et qu'elle avait appris à connaître.

La voix calme et posée d'Anna la sortit de ses pensées. Depuis leur escapade entre frangines, Anna avait gagné en maturité. Elle continuait d'être exaspérante par moment, mais s'était considérablement assagie. Kahina porta son attention sur sa sœur et ne remarqua pas que des stries couleur de jais parcouraient à nouveau la pierre que Zahrédine portait à son cou.

« Allons... messieurs, c'est simplement un accident. Notre capacité de stockage a presque atteint ses limites. Nous devrions poursuivre, car je veux rentrer et vous, vous voulez goûter la fortune. Je propose que les guerriers se tiennent à bonne distance et que nous restions groupés pour la nuit. Vous n'aurez qu'à monter la garde ! »

Certains parmi les guerriers acquiescèrent, d'autres levèrent les yeux au ciel. Quant à Zahrédine, il toisa sa tante du regard avant de faire demi-tour et s'éloigner de la troupe, avec l'espoir de retrouver la solitude qu'il chérissait tant. En vain, car Rhija le suivait. De son côté, Armel convainc Sam, apaisé par les paroles d'Anna, de lui rendre la torche qu'il planta dans le sable pour l'éteindre. C'est dépités qu'ils se dirigèrent vers leur matériel afin de trouver deux pelles, qui leur serviraient d'outil pour offrir une sépulture à leur ami et meneur.

Les sœurs se regardèrent, interdites. Anna se pencha vers Kahina :

« Ce n'est pas un accident, chuchota-t-elle à l'oreille de sa cadette, dont le sang se glaça malgré la chaleur du désert qui les ferait bientôt transpirer.

— Depuis quand est-ce que tu brûles des cadavres, pour le savoir, toi ? » La mordit Kahina, que la suffisance de sa sœur avait excédée.

Elle se retourna et fixa Zahrédine qui écoutait avec attention Rhija, dont les traits du visage et les gestes trahissaient une vive inquiétude, qu'il était visiblement occupé à exprimer à son chef. Le jeune dirigeant respectait le vieil homme et le considérait comme un mentor.

Il avait tant à apprendre la sagesse de ce dernier qui avait vu se succéder plusieurs générations, et perdu tant de choses. Il opina de la tête devant les paroles de Rhija, leva le bras vers le ciel et Zayr, son faucon qui faisait la ronde au-dessus d'eux, fondit vers le perchoir que lui offrait son maître.

Il rapprocha l'oiseau de lui, le récompensant de sa docilité par une caresse et lui attacha un bout de parchemin à la patte. Il le gratifia d'une nouvelle récompense, pour la route, et il étendit de nouveau son bras pour intimer l'ordre au volatile de s'envoler afin d'accomplir sa nouvelle mission.