Fyctia

Pourquoi avaient-ils placé l’arrêt ici ? Son regard glissa vers les maisons cossues, enfermées derrières leurs épais et hauts murs, et dont les plis des rideaux étaient alourdis de regards noirs et suspicieux.

Son sac de marin sur l’épaule, sa valise à roulette derrière lui, Orion avançait dans la pénombre. Des années qu’il passait là, au début et à la fin des trimestres de cours. Ce soir, il n’aurait pas dû s’y trouver. Il était parti plus tard que d’habitude pour régler des affaires familiales : l’inconvénient d’être le dernier membre de sa famille.

Ses souvenirs s’égarèrent du côté de son oncle qui avait pris soin de lui, qui était venu dans ce monde pour porter un peu d’espoir et s’était retrouvé absorbé par les rêves narcotiques de désespoir. Orion releva ses mains pour mener la lettre tirée d’un tube, qui s’évertuait à s’enrouler sur elle-même, à hauteur de son regard et surtout sous la lumière des réverbères.

Avec le même soulagement que la première fois, il en relut le contenu qui confirmait son admission comme surveillant et commis de bibliothèque : il n’avait plus à s’inquiéter sur le financement de ses études. D’une seule main, il roula la missive pour la ranger dans son étui. La lumière des salons s’échappait des stries des volets désormais clos, sans doute persuadée qu’elle n’avait rien à faire dans ses lieux austères.

Surpris par cette rue déserte, il fouillait les ténèbres à la recherche de grands yeux d’un vert limpide, des grands yeux toujours effrayés qui le regardaient passer, et de la petite fille à qui ils appartenaient. Chaque année en allant vers l’arrêt de car, Orion l’avait croisé, à chaque fois il s’était demandé pourquoi elle était si craintive, si elle était en danger. Il ne lui avait jamais parlé

L’arrivée du bus arrêta ses pensées, il mit ses bagages en soute, montra son billet au poinçonneur, s’installa à l’arrière d’où il fouilla encore une fois la rue haute, sans trouver la petite fille. Il espérait qu’elle allait bien. La lecture à laquelle il s’était mis après s’être assuré qu’il ne pouvait plus voir la rue aux maisons cossues fut interrompue par son arrivée.

Ses affaires récupérées, il se mit en route. Orion devait récupérer ses affaires de travail : c’était inscrit sur la lettre, il avait jusqu’à ce soir, dernier délais. Les rues commençaient seulement à s’animer. Les travailleurs du matin s’activaient de toutes parts.

En sortant de la bibliothèque, il se heurta à deux rangées de dents pointues, qui ornaient l’ouverture d’une gueule dans laquelle il avait été à un poil de finir.

— Orion ! Je suis désolé, tu n’as rien ?

Une main se tendit. Orion la saisit pour se redresser sans quitter des yeux l’animal. Le dresseur en formation continuait de parler, s’excusant platement et beaucoup trop longuement.

— Tu ne me reconnais pas ? Adalbert, nous avons été à l’école ensemble.

Le visage lui était familier, un des garçons en classe avec lui depuis la primaire, dont il se rappelait les efforts pour ne pas lui parler, ne pas le croiser. Assommé par ses bavardages, Orion répondait mollement aux invitations pour un café sans quitter des yeux les mâchoires de la chimère qu’un dresseur confirmé entraînait loin d’eux.

Pourquoi n’était-elle pas là ce soir ? Pourvu qu’elle aille bien. La vision des crocs luisants l’avait ramené au visage de la fille aux grands yeux effrayés. De quoi avait-elle tellement peur ?