Fyctia
8- Activités illégales de nuit
Je fais partie de ces gens qui hument tout. Les livres qu’ils lisent (les romans papiers, pas ceux sur liseuses, dénués de charmes, quoique pratique). Les draps de leur lit à la sortie de la machine à laver. Les bougies avant qu’elles ne se consument. Les fleurs dans le jardin. L’odeur de la terre mouillée par la pluie (ça s’appelle le pétrichor). Le gazon fraîchement coupé. Le parfum des gens qui flottent dans l’air. L’odeur du shampoing piégée dans mes cheveux. Ma crème de nuit. Ma crème de jour. Maman quand elle me prend dans ses bras. L’arôme du café fumant. Le chocolat noir encore emballé dans le papier aluminum. Les effluves des croissants chauds de la pâtisserie au petit matin. Le citron pressé. Le dentifrice mentholé. Le basilic en pot dans la cuisine. Le parfum du voisin quand sa fenêtre est ouverte. Je suis allée discrètement humée l’air devant sa fenêtre (il doit faire partie de ces hommes qui s’aspergent d’eau de toilette). Des notes de basilic et de pamplemousse pressé trainaient dans son sillage, une fragrance épicée et fruitée tout à la fois.
Et, évidemment, je sens la lettre d’une simplicité infantile que je suis en train de glisser dans sa boîte aux lettres.
L’odorat a toujours été un de mes cinq sens les plus développés. Aucun de mes ex ne pouvaient donc sentir mauvais. Je crois que je tombe amoureuse d’abord par mon nez. Ce Théodore a vraiment un parfum qui lui va à ravir. J’aurais préféré qu’il pue, hors de question d’en pincer pour lui. Quand j’ai filé au boulot ce matin (j’ai eu une heure de retard), j’ai humé son odeur dans le couloir. Pour ma défense, j’ai dû inventer un bobard à ma supérieure (qui n’est autre que France. J’avais trop honte (ou trop peur) de croiser le voisin en sortant de chez moi, j’ai donc attendu qu’il s’en aille le premier (ce qui a fini par arriver). À présent de retour chez moi, l’œil collé sur le judas, je l’espionne qui sort le courrier de sa boîte aux lettres. Sans plus attendre, il lit mon mot sur le pallier. Pas difficile, vu qu’il ne contient que 14 mots, si j’ai bien compté.
Cher Théodore,
Je suis à court de mots mais je suis sincèrement navrée. Sachez que si vous le désirez, je sais être une bonne amie, si cela vous chante.
Alice
Un sourire fugace se dessine sur ses lèvres. Le voisin plie la feuille, la fourre dans la poche de sa veste avant de rentrer chez lui. Va-t-il me répondre ?
Ma mission espionnage se poursuit dans le noir, un verre de vin rosé au melon dans la main (promis, je n’ai pas englouti la bouteille), le regard rivé sur la fenêtre du salon de Théodore. De ma chambre, dissimulée derrière le rideau, je l’observe qui bidouille son smartphone et les ampoules de chez lui changent de couleur (un mec connecté). Le voisin retire sa jolie veste qu’il dépose avec soin sur la chaise (il est méticuleux). S’ensuit un tableau inspirant : attablé à son îlot central, il dîne seul des sushis (je l’envie), boit par petites gorgées du vin tout en gribouillant une feuille de papier (j’aime penser qu’il m’écrit). La première page atterrit sur le sol. Il recommence deux ou trois fois. Même ballet : des feuilles volent par-dessus son épaule. Se donne-t-il autant de mal pour moi ? Ça serait une première. Théodore glisse le crayon derrière son oreille, prend ensuite sa guitare acoustique et se met à gratter avec frénésie. Il laisse l’instrument en suspens sur ses genoux, gribouille à nouveau sur la feuille (finalement, il avait mieux à faire que de m’écrire) et reprend sa musique. Dommage que je ne puisse pas ouvrir ma fenêtre (il me démasquerait), je donnerais tout pour entendre ce qu’il compose.
Je sursaute quand la sonnette de chez moi retentit, rebrousse chemin, obligée d’abandonner mes activités illégales de nuit.
Cette fois, j’allume franchement les lumières de mon appartement et ouvre à l’imprudente qui ose troubler ma tranquillité : ma sœur Rory.
– Qu’est-ce que tu fais ici à cette heure là ? dis-je sans détour.
– Bonjour ma jumelle, je suis ravie de te voir !
– Salut Rory !
– Ah quand même ! Je me suis pris la tête avec Nat’, avoue-t-elle. La faute aux hormones, avoir un bébé, ça te flingue les neurones. Al’, ne tombe jamais enceinte.
– Okay. Qu’est-ce qui vous est arrivé ? Raconte.
Je lui montre le seul siège dont je dispose et m’assieds en tailleur sur le sol.
– C’est à cause de nos vieux CD. À chaque fois que Nat’ écoute un vieil album, il ne le range jamais dans la bonne pochette. Je les avais pourtant organisés par ordre alphabétique et ça m’avait pris des heures. Maintenant, c’est fichu !
– Oh mon Dieu, moi qui croyais avoir de vrais problèmes, marmonné-je face à la ridicule situation de Rory.
Ma jumelle est maniaque. Si moi, je suis férue de lectures, elle, elle l’est en musique. Je collectionne autant de romans qu’elle collectionne les disques, à la seule exception que je les range pas vraiment dans un ordre précis, elle, si !
– Si je résume la situation, vous vous êtes pris le chou pour des… disques mal rangés ?
– Je l’ai rentré dedans parce qu’il n’est pas fichu de mettre chaque chose à sa place. T’imagine quand bébé pointera le bout de son nez ? S’il range les couches avec les chaussettes ? Je ne vais jamais m’en sortir, lâche-t-elle, paniquée.
– Eh, détresse ! Il ne s’agit que d’un enfant, pas de décrocher la lune !
– Oui, eh bien, tu verras quand tu seras enceinte, l’ordre des choses est bouleversée : l’utérus s’étire, les seins gonflent tellement que ça fait mal, les nausées à la moindre odeur. J’ai vu à quoi ressemblerait l’accouchement, c’est… terrifiant ! Ce bébé me fait déjà perdre la tête. Alors si son père s’y met à ne pas respecter le rangement, je vais devenir folle !
– Pas de risque là-dessus, sœurette, tu l’es déjà autant que moi.
Cette fois, Rory pouffe de rire. Un de ces rires de filles stressées. Elle et moi, avons en commun un fou rire désobligeant face à des situations angoissantes. Une fois, tandis que papa nous rouspétait pour une bêtise commise ensemble (on ne change pas une équipe qui gagne), ma jumelle et moi avons rigolé franchement. Plus sa colère augmentait, plus nos rires étaient incontrôlables. J’ai lu sur Google que ce genre de chose arrive quand la situation est inappropriée, les émotions nous font défauts, tout part en sucette. Je fais partie de ce genre de femme qui rit nerveusement quand il ne faut surtout pas avant de finir en pleurs. Cinglée, je vous l’avais dit !
– Bon Rory, je ne peux pas comparer mon vie à ton niveau de…
– Panique ! Ça y est, je deviens comme maman !
– C’est que tu es en train de le devenir, c’est normal !
– C’est que je…
Ma sœur cesse de parler, les yeux rivés dehors où des lampions sont allumés. Je la suis du regard, observe mon voisin qui se poste juste devant ma fenêtre et mon cœur a un loupé. Il se met à planter je ne sais quelle fleur dans les jardinières que j’avais achetées. À travers les voilages, on peut voir son visage concentré sous l’effort, les muscles discrets de ses avant-bras.
– Pas mal, ton voisin !
– En effet.
12 commentaires
Là où est ton coeur
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Il y a 2 ans
Lilly Val
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Rose Foxx
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Fanny, Marie Gufflet
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Laeticia LC
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Clarisse K
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Fanny, Marie Gufflet
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kiki744
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Fanny, Marie Gufflet
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Il y a 2 ans