Fyctia
Peur - Partie 2
Les jambes d’Ishta fourmillaient du fantôme des vibrations intenses de la musique et un vide grandit dans sa poitrine là où chaque pulsation résonnait quelques secondes auparavant. Ulrik sourit et appela un enfant qui s’avança timidement. Le chaman prit une offrande dans le sac de cuir et la jeta dans le feu. Dans un rugissement terrible, le bûcher grossit puis se calma.
Un homme de brume s’approcha d’Ulrik et fusionna avec lui. Tout s’était passé en un instant et la seule indication que l’entité n’ait jamais existé était les quelques volutes de fumée s’échappant parfois du chaman. Il s’agenouilla devant le garçon, plaça un doigt entre ses deux yeux qui se mirent à briller de la même lueur bleutée que ceux d’Ulrik.
Le petit rit et partit en courant pour rejoindre sa maman. Il lui glissa quelques mots à l’oreille, un sourire épanoui s’étala sur le visage de la femme alors que quelques larmes coulaient sur ses joues.
« Les morts parlent aux enfants, lui murmura Askel. Harvald était son mari, il vient de rencontrer son fils pour la première fois. »
Ulrik avait appelé l’enfant suivant, une fillette de cinq ans qui entra en contact avec sa grand-mère.
Ishta avait du mal à croire ce qu’elle observait. Elle avait déjà vu des démonstrations de magie au Saam’Raji, bien sûr. Principalement de la part des Grands Saints, mais rien d’autant spectaculaire. Quelques-uns jonglaient avec les flammes, allumaient les lanternes à distance ou sortaient des volées de papillons de leurs capes, alors que la plupart prétendaient parler avec les Dieux. Mais Ishta n’avait jamais eu de preuve aussi flagrante de leur pouvoir. Les récits anciens ne manquaient pas cependant, racontant les exploits de leurs prédécesseurs, allant de la communication avec les morts jusqu’à l’invocation de boules de feu géantes. Des histoires devenues des légendes rappelées au peuple par les Grands Saints pour le garder sous contrôle.
Mais ici, la nature autour d’elle avait répondu à l’invitation d’Ulrik, la terre avait tremblé, les brumes s’étaient déplacées et le bûcher avait respiré en rythme avec le chaman et les Íbúa. Elle ne pouvait pas non plus réfuter le simple fait que les ancêtres des Íbúa se tenaient là devant elle. Des hommes et femmes morts depuis plusieurs dizaines d’années pour certains.
Une fois encore, Ulrik plaça son doigt entre les deux yeux d’un enfant, ils s’illuminèrent quelques instants et le petit couru dans les bras de ses parents pour rapporter les paroles de ce proche qu’il n’avait même jamais put rencontrer. La brume absorbée par Ulrik tomba de lui comme de la cendre et s’évapora à quelques centimètres du sol. Et il recommença, piocha une nouvelle offrande dans sa sacoche de cuir et appela le bambin qui l’avait fait. Pas une fois, il ne se trompa.
Enfin, en dernier, vint le tour des filles de Finn. La grande tenant la petite par la main, elles s’approchèrent d’Ulrik. Deux femmes de brumes attendaient encore à côté du chaman, mais, à la surprise d’Ishta, une seule d’entre elles s’avança pour transmettre son message. L’autre se contenta de regarder la foule d’un air triste. Il n’y avait plus d’enfants à appeler.
Ishta l’observa plus attentivement et comprit.
« Pourquoi la maman de Toumet pas venir pour parler ? demanda-t-elle à Askel qui ne cacha pas son étonnement.
— Pourquoi tu crois que c’est la mère de Toumet ?
— Elle ressemble beaucoup. Pareil les yeux, pareil le sourire. »
Le guerrier échangea un regard inquiet avec son frère.
« Sjel, c’est peut-être mieux que Leif ne sache pas que tu as reconnu sa belle-mère », dit Asvard.
Ishta ne comptait de toute façon pas parler à Leif de sitôt. Aussi, mit-elle la remarque d’Asvard de côté.
Alors que Finn retrouvait ses filles, la mère de Toumet sourit doucement et s’évapora. La fin du rituel déclencha des cris de joie chez les Íbúa, leurs rires et hurlements résonnèrent à travers la plaine et sur les montagnes. Des musiciens s’installèrent à quelques mètres du brasier et un groupe d’hommes descendirent plusieurs tables sur la grève qu’ils couvrirent bien vite de victuailles. Les enfants couraient partout en gloussant, les yeux de ceux ayant participé à la cérémonie luisaient encore d’un reflet bleu étrange.
Comparé aux jours précédents, le temps était étonnamment clément et, plus les instruments chantaient, plus l’air semblait doux. Ishta n’avait jamais vu autant de gens danser ensemble, et certainement pas de cette façon-là. De toute évidence, certains pas étaient connus de tous puisqu’ils revenaient fréquemment, mais dans l’ensemble chacun bougeait comme il l’entendait, parfois à deux, parfois seul, souvent à trois ou quatre.
Dans l’Empire, les danses n’étaient pas répandues au sein de la noblesse. Une telle indécence étant réservée au bas peuple. Le peu pratiqué dans le palais était l’apanage des hommes et toujours des chorégraphies très précises, empli de dignité et de retenue. Les Íbúa montraient de nouveau un rejet flagrant de la civilisation, et pourtant, encore une fois, Ishta préférait de loin leur barbarie.
Perdue dans sa contemplation des danseurs, elle ne s’était pas aperçue de l’arrivée d’Ulrik.
« Visiblement, un ventre va s’arrondir, dit-il aux deux frères. Je me demande qui est enceinte.
— Toumet, » répondirent-ils à l’unisson.
Devant le regard sceptique d’Ulrik, Askel fit un signe de tête vers la jeune femme.
« Ishta a reconnu sa mère. »
Asvard avait baissé la voix et s’était penché vers Ulrik, prenant soin que personne d’autre n’entende. La contrariété s’empara du visage du chaman alors qu’il se tournait vers elle. Ishta ne comprenait pas, elle avait seulement vu la vieille femme, elle n’était pas responsable de sa présence. Encore une fois, pour une raison qui la dépassait, il semblait irrité. Son cœur se serra, l’idée qu’il ne soit pas en colère contre elle se fit une petite place dans son esprit, mais son insécurité ne voyait aucune autre explication logique à son agacement.
Il allait parler, mais Askel le coupa.
« On l’a déjà prévenue. »
Qu’elle ne le mentionne pas à Leif n’avait donc rien d’anodin. Ulrik allait devoir s’expliquer où elle irait voir Leif elle-même pour avoir ses réponses. Comme souvent, la conversation tournait nettement autour d’elle, mais personne ne daignait lui dire les choses clairement. Sa colère refit surface.
« On en parlera plus tard, c’est pas vraiment le bon endroit, dit Ulrik sèchement.
— Non ! Ishta aussi pouvait prendre un ton cassant. Nous parler maintenant ! Je marre tout le monde sait tout, mais personne explique à moi. »
La contrariété d’Ulrik augmenta visiblement quand il répondit.
« Sjel, je…
— Ne, appelle pas, moi, Sjel ! »
Elle appuya chaque mot d’un geste de doigt rageur.
« Si tu traites famille de toi comme ça, je pas vouloir être Sjel ! »
Une émotion qu’Ishta ne comprenait pas traversa le visage du chaman. Un mélange de tristesse et de colère. Il retira son casque en crâne d’ours et baissa la tête, résigné.
« D’accord, laisse-moi te montrer quelque chose avant, tu veux bien ? »
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