Fyctia
Cicatrices - Partie 3
« Ishta ? l’interpella Einar. Moi pas Messire. Juste Einar. Personne Messire ou Dame ici. Nous, tous rois. Et tu dois savoir, chez Íbúa, si toi regarde pas nous en face, nous ça blesse. Même que tu femme, ici c’est respect. »
Voilà la pièce qui lui manquait. Aussitôt, l’esprit d’Ishta devint plus clair et tout prit sens. Les guerriers ne se plaignaient pas qu’elle ait détourné les yeux trop tard, ils grognaient parce qu’elle détournait les yeux tout court. Toumet n’avait pas été fâchée par son défi, car pour elle, ça n’en était pas un. Tout au contraire. Mais avec cette explication vint une réalisation terrible.
Avec le temps, sa crainte des géants s’était transformée en gratitude. Quelque part au milieu des repas partagés autour du feu, des cours de vocabulaire et du bain chaud avec Toumet, elle avait découvert son droit d’exister. Et qu’avait-elle fait pour leur montrer sa reconnaissance, à part pleurer et leur manquer de respect ?
Mais éviter de lever les yeux était devenu une seconde nature pour elle, c’était une question de survie au Saam’Raji. Autant lui demander de se déshabiller devant tous, le résultat serait le même. La comparaison lui parut stupide à l’instant ou elle la fit. Elle allait vivre le reste de sa vie parmi ces gens. Elle ne pouvait décemment pas continuer à les insulter.
Du coin de l’œil, elle vit Einar soupirer de déception, sur le point de retourner à son ragoût. Elle avait les yeux fixés sur sa propre assiette, perdue dans ses réflexions, depuis bien trop longtemps. Aussi elle prit une grande inspiration, leva la tête et regarda le guerrier roux droit dans les yeux.
« Merci, Einar, pour cette information »
Et lui sourit maladroitement. Elle l’avait non seulement regardé dans les yeux, mais elle avait aussi utilisé son prénom, sans titres et sans formule de bienséance. La situation la mettait mal à l’aise, mais elle voulait qu’il sache l’aide qu’il aura été pour elle. Aussitôt, le visage de l’Íbúa s’éclaira et il se mit à rire gentiment. Une mâchoire carrée et large. Une barbe courte et bien entretenue, des yeux gris clair enfoncés sous une arcade sourcilière proéminente. L’homme était plus âgé qu’elle ne se l’était imaginé, plus proche de son père que du sien à elle.
Elle se tourna ensuite vers Leif et Toumet, assis en face d’elle. Tous les deux blonds, les yeux verts, la peau claire, dire qu’ils se complétaient aurait été un euphémisme. Le sentiment de force qui rayonnait de Leif n’avait d’égal que la grâce de Toumet. Ils étaient faits pour diriger.
La coiffure de Toumet était complexe, composée de mille torsades de cheveux qui retombaient sur son épaule fine et jusqu’au creux de son bras. Ses lèvres pleines et rehaussées de rouge avaient tellement l’habitude de sourire que ses yeux vert pâle en avaient gardé des rides. De son côté, Leif arborait une longue tresse sur le haut du crâne encadrée par deux tatouages descendants jusque dans sa nuque. Bien qu’elle ne connaisse pas leur signification, Ishta appréciait leur harmonie. Il avait un nez long et large ainsi que des lèvres fines et des yeux verts couleur mousse. Sa barbe était également nattée et ornée de perles en bronze. Ishta repoussa ce léger malaise qui lui disait qu’elle n’avait pas à sa place parmi eux et rassembla les quelques mots qu’elle avait pu glaner ici et là.
« Graciù dol toh. »
Peu sûre d’elle, la phrase sonna plus comme une question qu’une affirmation, elle jeta un rapide coup d’œil vers Einar qui acquiesça. Mais le couple ne s’en formalisa pas et lui répondit par un sourire chaleureux.
Enfin, elle se tourna vers Ulrik, assis à côté d’elle, et prit un peu de recul pour croiser son regard. L’homme avait des cheveux aussi noirs qu’elle, lui tombant jusqu’au bord de la mâchoire, mais il les avait rasé sur tout le côté droit de sa tête. IL y arborait un tatouage représentant un oiseau qu’elle ne reconnut pas. Sa barbe courte et bien taillée encadrait une mâchoire carrée aux traits larges et harmonieux malgré une cicatrice qui traversait son œil gauche du milieu du front jusqu’à la joue.
Ishta réalisa alors qu’il ne voyait plus que de son œil droit, d’un bleu pâle. L’autre, blanc et vitreux, était visiblement mort. La peau claire, sans marques et sans rides, Ulrik n’était visiblement pas aussi âgé qu’Einar. Peut-être quelques années de plus qu’elle-même, mais certainement pas une décennie entière. Il était peut-être jeune, mais une aura de calme et de puissance émanait de tout son être. Son expression était dure et sérieuse, celle d’un homme ayant l’habitude d’être obéi. Difficile pour Ishta de l’imaginer en train de rire avec elle au milieu des montagnes.
Sans vraiment y penser, elle avait reposé sa main sur son avant-bras, pour attirer son attention. Et maintenant qu’elle l’avait, elle ne savait plus trop quoi en faire. Dire merci ne semblait pas suffisant. Il lui avait tendu la main alors qu’elle se trouvait dans une des positions les plus inconfortables de sa vie. Il avait pris soin d’elle et l’avait protégée du froid, un danger qu’elle ne connaissait que trop peu. De plus, il lui avait offert une entrée dans le cercle social qui l’accompagnait durant son voyage. En retour, elle l’avait repoussé tandis qu’il entamait un dialogue, accusé de vouloir profiter d’elle, frappé, et insulté en détournant les yeux. Bien que cela soit involontaire, cela ne la déchargeait pas de toutes responsabilités sur ses actes. Comment exprimer sa reconnaissance désormais ? Un simple « merci » paraissait bien vide et ingrat.
Une nouvelle fois, elle se retrouva silencieuse et perdue dans ses pensées depuis trop longtemps, la main sur le bras du guerrier, le regard planté dans le sien, à court de mots. Mais alors qu’elle allait marmonner un remerciement incertain, Ulrik recouvrit sa main de la sienne, la serra doucement et, à l’aide d’un sourire qui illumina son visage, il lui fit savoir que ce n’était rien.
Juste comme ça, Ishta comprit enfin pourquoi l’on disait « chaque habitant » et non pas « chaque homme ».
1 commentaire
Elodée
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Il y a un an