Fyctia
Cicatrices - Partie 2
Une fois propre, Toumet lui massa les jambes. Si les soins d’Ulrik lui avaient fait du bien, elle devait avouer que le geste de Toumet était à la fois plus sûr et plus doux. L’eau était encore bien chaude et les mains expertes de l’Íbúa lui délièrent petit à petit tous les muscles. La douleur revint quand la femme insista pour lui masser le dos malgré les cicatrices, mais Ishta dut reconnaître qu’elle en avait bien besoin. Ses deux journées sur Hakon l’avaient bien plus malmenée qu’elle ne l’avait d’abord cru.
Elle sortit enfin de son petit bouillon et, avec l’aide d’Astrid, enfila les vêtements de laine préparés à son intention. La jeune fille lui montra comment nouer le jupon pour avoir toujours accès aux poches même avec le tabard au-dessus. Puis, comment accrocher les broches et les perles pour que le tabard ne pèse pas trop et n’abîme pas la sous-robe. Elles durent s’y mettre toutes les trois pour tresser et remonter sa chevelure humide afin qu’elle ne lui mouille pas le dos. Ishta ne put retenir un élan d’admiration pour sa nourrice et pour Nishka qui avait effectué ce travail seule et de manière bien plus efficace.
Penser à Nishka lui fit monter une boule dans la poitrine. Avec les derniers événements, elle n’avait pas eu le temps d’intégrer ce qui lui était arrivé. Certes, elle avait haï la Mère des Futures Femmes, mais elle ne lui avait jamais voulu de mal pour autant. Ishta espérait qu’elle aurait survécu à ses blessures, mais malheureusement elle ne voyait pas qui se serait assez soucié d’elle que pour la soigner correctement. Le fantôme du bruit terrible de son crâne cognant contre l’étagère retentit dans ses oreilles et elle retint de justesse un haut-le-cœur.
Voyant le regard inquiet de Toumet se poser sur elle, Ishta repoussa cette pensée loin au fond de son esprit. Elle n’avait aucun moyen de savoir ce qui était advenu de Nishka et aucun moyen d’agir sur son destin.
Elle avait d’autres choses plus urgentes à gérer. Elle prit les mains de Toumet dans les siennes et la regarda droit dans les yeux. Elle ne savait pas bien pourquoi, mais cela semblait rassurer et attendrir l’Íbúa.
« Toumet, nuö dialect do... »
Elle ne savait pas traduire « blason », alors elle fit un signe de la main désignant son dos, persuadée que la femme ne comprendrait pas son charabia. Et, quand bien même l’aurait-elle comprise, elle ne pouvait s’assurer qu’elle n’en parlerait pas. Mais la jeune femme ne pouvait faire mieux en l’instant. Toumet parut réfléchir, mais contre toute attente elle acquiesça et répondit.
« Toh vei bièn, nuö dialect. »
Elle lui sourit doucement et l’invita à la suivre dans les escaliers.
Plusieurs groupes d’Íbúa s’étaient installés autour des tables de la grande salle. Hommes et femmes confondus, discutant et riant devant des assiettes pleines. Pour être certaine de ne croiser le regard de personne, elle scruta la vaste salle de côté, sans tourner la tête, comme elle avait appris à le faire avec les poèmes de bienséance. Elle ne pouvait voir les détails, mais la voix associée à la physionomie de quelqu’un suffisait généralement à la reconnaissance.
Elle n’eut pas de mal à trouver Ulrik, attablé avec Leif et Einar. Elle se demandait si elle devait les rejoindre quand Astrid la dépassa en poussant un cri de joie. Elle dévala l'escalier jusque dans les bras d’un homme qui venait de rentrer. Ishta se figea, la main crispée sur la rambarde. Elle avait bien compris que l’on n’attendait pas la même chose des femmes íbúa que des femmes de l’Empire, mais une vie de conditionnement ne s’oubliait pas en un instant. Et en cet instant-ci, elle était prise par l’angoisse de ce qui pourrait arriver à la jeune fille. Mais l'homme ria en retour et serra Astrid contre lui pour l’embrasser.
Ishta détourna bien vite le regard, les joues rouges d’embarras. Était-ce aussi un comportement acceptable pour une jeune fille íbúa ?
Quand elle atteignit enfin le bas de l’escalier, Toumet était déjà installée à table aux côtés de Leif, un bol de ragoût chaud posé devant elle. La femme de Leif s’était servie seule, sans rien demander à personne, et avait pris place à droite de son mari, coupant la conversation, mais Leif paraissait ravi de son arrivée. Devait-elle faire de même ? Se servir seule et aller s’asseoir où bon lui semblait ? Ou bien Toumet avait-elle un traitement spécial au regard de son statut ?
Non. Elle ne pouvait continuer à vivre dans la peur de chacun de ses propres mouvements. Jusque-là, il ne lui était rien arrivé et les Íbúa n’avaient rien fait d’autre qu’être prévenants. Même Toumet, alors qu’elles devraient partager un mari. En outre, les Íbúa semblaient mieux réagir quand elle essayait de s’intégrer plutôt que lorsqu’elle restait passive par crainte de la réaction des autres.
Elle souffla un bon coup, se dirigea vers la marmite suspendue au-dessus du feu, persuadée que tous la scrutaient, outrés de son audace. Mais personne ne fit mine de l’arrêter alors qu’elle attrapait un bol de bois. Chacun continuait sa conversation et personne ne se préoccupait d’elle ou de ce qu’elle faisait. Après s’être servie, elle retourna vers la table où Toumet s’était installée, mais une fois devant le banc, elle ne put se résoudre à prendre place.
C’était l’ultime transgression. Même mariée, une femme ne devait pas s’asseoir à table avec son mari. Elle devait se tenir quelques pas derrière lui, dans le cas où il aurait besoin de quoique ce soit, en exposition pour tout invité, affichant sa bonne éducation et son obéissance. Et seulement une fois le repas de l’homme terminé, elle aurait alors le droit de se retirer en cuisine et manger ce qu’il restera des plats.
Elle était debout devant le banc depuis bien trop longtemps maintenant, tout son corps figé, elle se mit à trembler de peur alors que rien ne la menaçait. Elle sentit des larmes de honte prêtes à sortir tandis que Toumet et Leif la regardaient, surpris. Elle devait faire quelque chose. Elle ne pouvait laisser son père et ses traditions malsaines garder un quelconque pouvoir sur sa vie.
Si elle ne pouvait bouger, elle pouvait au moins parler.
« Messire Einar, m’est-il autorisé de m’asseoir à cette table ? »
Sa voix s’élevait à peine au-dessus des autres conversations de la salle et elle n’avait pas voulu sembler aussi suppliante. Mais elle ne savait comment tourner sa phrase autrement, après avoir passé sa vie à devoir demander l’autorisation pour tout.
Einar n’avait pas encore répondu qu’Ulrik prit le bras d’Ishta et la fit s’asseoir à côté de lui. Un élan de gratitude et de soulagement la submergea. Elle ne savait comment remercier le guerrier, aussi elle le fit comme à chaque fois qu’il l’avait aidé à monter ou descendre du dos d’Hakon. Elle pressa doucement l’avant-bras gigantesque de l’homme avec sa toute petite main.
2 commentaires
Elodée
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Il y a un an
Hiurda
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Il y a un an