Hiurda La Bête de la Terre des Rois Envie de vivre - Partie 1

Envie de vivre - Partie 1

Les semaines suivantes passèrent comme dans un mauvais rêve. Ishta avait l’impression d’assister à la vie de quelqu’un d’autre. Elle n’avait plus ni la force, ni l’envie de faire quoi que ce soit. Elle ne voyait plus aucune raison de se lever, de manger ou de parler mais elle aurait souhaité s’endormir et ne plus se réveiller. Oublier la peur, la trahison et la souffrance, ne plus se sentir impuissante face à son sort.

À chaque fois qu’elle tentait de se reprendre, la futilité de son existence s’imposait de nouveau à elle. À quoi bon survivre si ce n’était que pour faire face à la peur et à l'appréhension au quotidien ? Elle s’était imaginé que le Vasheekaran avait un but plus grand qu’elle, une signification cachée qui se serait offerte à elle après des heures d’études fastidieuses. Elle aurait supporté le fouet pour ses erreurs, les reproches ou même les corrections aux bâtons s’il le fallait. La souffrance aurait eu un dessein et elle serait récompensée. Elle aurait chéri son nouveau savoir comme un trésor durement gagné. Elle se serait montrée fière de son blason, fière de son éducation, fière d’appartenir à quelque chose de grand.

Et, oui, le Vasheekaran avait bien un but. Celui de la détruire. De la réduire à une coquille vide de toute volonté, de toute envie. Qu’elle puisse enfin être vendue à son mari qui pourrait alors faire d’elle ce qu’il voulait. Tout comme n’importe quel autre homme qu’elle aurait le malheur de croiser. Comment vivre dans un monde où elle pouvait être battue et laissée pour morte par n’importe quel individu un tant soit peu mal luné ?

Son père ne voulait pas la marier elle, sa fille. Il voulait que son mari reçoive une page vierge sur laquelle il pouvait écrire ce qu’il voulait.

« La cicatrisation se passe bien pétale du Sha, la peau n’est ni rouge, ni chaude. Vous n’aurez sûrement pas de fièvre. »

La voix de Nishka la ramena à la réalité, brisant son tourbillon de pensées négatives, elle ne prit pas la peine de lui répondre. La vieille femme venait de retirer ses bandages et entreprenait déjà d’en mettre des propres. Elle pensait sûrement la rassurer, mais la fièvre lui aurait donné quelques jours de répit supplémentaires.


Ces deux derniers mois, sa vie n’était devenue qu’une routine infernale : Nishka la conduisait dès les premières lueurs de l’aube devant le bureau de son père, la salle étouffante était bondée d’hommes, de papiers et de discussions sur la guerre. L’air était saturé par la tension et la fumée des cigares. Régulièrement, l’un ou l’autre libérait sa frustration sur une servante. Que ce soit à grands coups de canne, prétextant une maladresse imaginaire, ou bien de manière primaire dans une pièce attenante, voir dans un coin de la salle d’attente, souvent sous les rires approbateurs de leurs collègues. Elle ne savait ce qui était le plus horrible, l’acte en lui-même ou bien le fait qu’elle y soit désormais habituée.

Elles attendaient toute la journée dans cette atmosphère dérangeante jusqu’aux dernières lueurs du soir, moment où son père la faisait entrer. Alors la terreur l’assaillait, puis la douleur et elle finissait invariablement par s’évanouir.

Les larmes qu’elle pouvait apercevoir sur les joues de Nishka ne l’attendrissaient plus. Fut un temps, elles la révulsaient. Maintenant elle en avait pitié. Comment osait-elle pleurer quand elle-même faisait partie intégrante du problème ? Ishta ne voulait pas de ses pleurs alors que la vieille femme ne faisait rien pour empêcher son père de la maltraiter. On ne peut pas jeter un seau de lait au sol puis se lamenter qu’il soit imbuvable. La simple vue de la Mère des Futures Femmes sur le balcon, lui récitant des absurdités sur un ton serein, lui donnait envie de hurler. Mais elle ne pouvait pas. La vieille femme aurait tout de suite rapporté son indocilité. Une raison de plus de la haïr.

Mais, très vite, Ishta se désintéressa tout bonnement de Nishka et de son attitude. Il fallait être aveugle pour ne pas s’apercevoir que la pauvre femme n’était pas plus libre de ses actions qu’elle-même. On ne peut pas reprocher au chien l’éducation donnée par son maître. Parce que Nishka n’était rien de plus que ça, un animal bien dressé à qui l’on ordonnait de chasser. La loyauté instillée par la peur était terrifiante, Ishta se demandait jusqu’où la vieille femme pourrait aller. Lui mentir n’était visiblement pas un problème, l’envoyer en séance de torture non plus. Nishka pourrait-elle être la raison de son isolation ? C’était à se demander si Nishka irait jusqu’à renvoyer ses sœurs inquiètes venues s’enquérir de son état.

Mais la jeune fille ne voyait pas le but d’une telle manœuvre. D’un autre côté, elle-même n’avait jamais pu rendre visite à ses sœurs en convalescence. Elle imagina ses aînées se sentant aussi abandonnées qu’elle, se posant les mêmes questions et luttant contre ce même sentiment d’impuissance.

Elle ne comprenait pas ce qui les avait empêchés de la prévenir, qu’elle puisse se préparer à l’épreuve. Tout bien réfléchi, il était fort probable que cela fasse partie du processus.

La manière de faire était cruelle et vicieuse, ce rituel tout entier était cruel et vicieux. Combien de femmes dans l’Empire subissaient leur Vasheekaran chaque jour ? Et depuis combien d'années ? Peu importe comment elle tournait le problème dans sa tête, Ishta ne comprenait pas comment de telles traditions avaient pu perdurer.

Elle commençait à se poser cette question sur beaucoup de sujets. Les us et coutumes de la cour lui semblaient dater d’une autre époque, les grands saints et leur magie paraissaient essoufflés comparé aux exploits racontés dans les livres d’histoires. Le protocole de la noblesse était tellement compliqué que se saluer leur prenait plus de temps que la discussion qui s’ensuivait. Il suffisait de voir le déroulement de la guerre pour le comprendre.

Les hommes rassemblés dans la salle d’attente de la Maison des Bureaux parlaient sans prendre note de leur présence, et Ishta, n’ayant rien d’autre à faire, écoutait leurs conversations. Le sujet était des plus sérieux et elle comprit bien vite que l’armée de son père courait un réel danger.

N’ayant pas pris part à un conflit de cette ampleur depuis plusieurs dizaines d’années, elle était plus composée de fermiers que de soldats de carrière. Les gradés vétérans avaient été remplacés par leur fils pour la plupart et les jeunes nobles n’avaient jamais vu un combat de leur vie. Leur ego les empêchait d’apprendre correctement de leurs aînés ou encore des vétérans moins gradés qu’eux. La plupart des discussions auxquelles elle assistait se terminaient sans prise de décisions, chaque interlocuteur espérant que quelqu’un d’autre prendrait la responsabilité d’un choix. Les autres se finissaient en dispute, chacun tentant de lever la voix plus haut que son interlocuteur, comme si le fait de se faire crier dessus allait l’inciter à entendre raison.

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5 commentaires

Anna Cesari

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Il y a un an

Ishta commence à ressentir de la colère et du ressentiment, preuve que jusqu'ici, son Vasheekaran n'est pas parvenu à la briser. Le Roi des rois est en train de forger l'arme qui le précipitera vers sa fin, j'en suis sûre.

Ordalie

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Il y a 2 ans

Je me répète mais j'adore, j'adore ton histoire. Ta plume est incroyable et la lecture coule comme un fleuve, et tu arrives à parler de sujets très sérieux et sombre avec brio. J'adore Ishta, et j'espère vraiment qu'elle arrivera à se libérer du carcan ignoble de son pays sans y laisser sa santé mentale, surtout maintenant qu'elle commence à voir à travers les mensonges qu'on lui a donné jusqu'à présent. J'attends la suite avec impatience !

Hiurda

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Il y a 2 ans

Merci encore ❤️❤️
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