Myjanyy L'horizon libre CHAPITRE 3 - Joram

CHAPITRE 3 - Joram

La coque de notre embarcation, bien trop chargée, claque sur l'eau et me serre l'estomac. Je n'aime pas le bateau. Les profondeurs inconnues, ou simplement le fait que je ne sais pas nager font que j'appréhende ce moment tout particulier. Je sers si fort le petit corps endormi d'Aya contre ma poitrine que je peux sentir son pouls battre au même rythme que le mien. Et ça me rassure.


Il fait nuit noire, mais la lune, pleine en ce soir de septembre, illumine la mer et lui donne des couleurs des plus spectaculaires. Un camaïeu de bleu et d'argent se fond dans un noir abyssal. Même si l'obscurité est presque totale, je vois que nous voyageons sur une mer d'huile, et je me rends compte de notre chance. D'autres compatriotes ne sont jamais arrivés sur la terre ferme et se sont perdus à jamais dans cette eau qui représente une frontière imaginaire entre l'Europe et notre "oppression".


Nous avons fuit Alep depuis maintenant trois longues semaines. Notre périple nous a mené jusqu'à Izmir en Turquie. Comme tous ceux qui m'entourent, je suis né dans la province d'Alep. Là où se situe le foyer le plus meurtrier de notre patrie. La ville est devenue un brasier ardent qui brûle chaque vie humaine. Heureusement pour nous, la frontière Turque n'est pas loin et plutôt facile à traverser.


Dans ce moment là, notre groupe était encore presque au complet.


Des hommes épuisés ou malades, ainsi qu'une femme enceinte nous ont abandonné en chemin, préférant poursuivre leur périple par leurs propres moyens et sont restés en Turquie.


Je ferme les yeux. Le silence est oppressant et seul le moteur du bateau ronronne jusqu'à mes tympans et recouvre entièrement le bruit de la coque qui claque contre les vagues.


Aujourd'hui est un grand jour. Nous traversons enfin la Méditerranée, après de longues nuits en forêt, dans l'espoir de débarquer en Europe. Et pour nous tous, l'Europe c'est la liberté. Nous avons dû faire nos adieux à Lutfi lors de notre embarcation et mon cœur s'est serré au moment de notre accolade. Lutfi n'est pas beaucoup plus âgé que moi et a choisi d'être un guide bienveillant plutôt que de fuir l'oppression et la guerre. J'envie son courage et sa détermination, qui aident des gens comme moi à accéder à un possible renouveau.


Lors de notre arrivée à Izmir, Lutfi nous a recommandé un passeur dit de "confiance" même si ceux-ci sont connus pour être des menteurs hors pair. Ils ne sont présents que pour profiter de notre argent. Mais ils représentent notre seul espoir de rejoindre notre eldorado.


Un eldorado doré si l'on compte les deux milles euros versés.


Je soupire. Je remercie le ciel et mon père de m'avoir laissé une enveloppe pleine d'argent avant les terribles bombardements d'Alep. Comme si papa avait senti la chose venir.


Comme s'il savait qu'il allait nous quitter.


Une larme roule sur ma joue et réchauffe mon épiderme. Je la laisse tracer son sillon sans même prendre la peine de l'essuyer. Je n'ai rien a cacher, en plein jour comme dans l'obscurité. Nous partageons notre détresse et notre terreur et c'est elle qui nous permet d'avancer.


Notre petit groupe à rejoint d'autres migrants fugitifs et nous sommes actuellement au nombre de trente et un sur un bateau d'à peine sept mètres.


Aya est la seule enfant.


Je connais les risques. Je sais que le danger n'est jamais loin et que chaque pas est une bataille sans foi ni loi, mais il m'est impossible de la laisser à la merci des obus et des rafles. Beaucoup de mes compères de voyage sont des hommes qui partent en éclaireurs, laissant femmes et enfants au pays.


Dans mon cas, Aya n'a que moi. Je suis son seul repère et je me dois de tout tenter.


Notre zodiac continue sur sa lancée. Nous ne savons pas encore sur quelle île nous allons accoster et mes tripes sont nouées par l'anxiété.


Kos. Chios. Samos. Ou Lesbos.


Malgré les dires de notre passeur qui nous a assuré que nous débarquerions sur l'île de Kos, la moins éloignée des côtes Turques, nous savons que nous sommes depuis bien trop longtemps en mer pour que cette île soit notre destination.


Lesbos est la plus éloignée, mais aussi la plus dangereuse. Selon les coordonnées GPS du téléphone portable d'un jeune migrant présent dans le bateau, nous nous dirigeons dans cette direction.


La dernière embarcation qui a tenté de s'y rendre n'est jamais arrivée.


Les corps de plusieurs personnes ont été repêchés par les autorités. Dont ceux de deux enfants.


Mon cœur accélère ses battements et je sens la nausée monter. J'inspire et j'expire lentement pour faire passer cette boule de stress qui m'obstrue la gorge. Je ne dois pas y penser. Je dois me concentrer sur la vision, peut-être utopique, que j'imagine de notre nouvelle vie. Celle que j'espère pour ELLE.


La lanière de mon sac à dos me cisaille l'épaule et le film plastique qui le recouvre pour le protéger de l'eau, colle à mon dos. Je transpire à grosses gouttes malgré la fraîcheur de la nuit. Mes bras s'enroulent instinctivement autour des épaules de ma fragile petite sœur. Le sommeil a eu raison d'elle et tant mieux.


Je veux qu'elle puisse remonter plus tard dans un bateau sans penser à cette terrible traversée.


A mes côtés, un homme d'une soixantaine d'années qui n'appartient pas à mon groupe de départ me prend soudainement la main. La sienne est glacée, mais je la serre de toutes mes forces. Je tourne la tête et tente d'arrimer mon regard au sien malgré la faible lumière. Cette poignée de main m'insuffle un ultime espoir, comme si cet homme d'expérience prenait un peu de ma peur pour alléger le poids qui pèse sur mes épaules. Une flopée d'émotions passent soudain entre nous.


Je sais juste que je ne lâcherais pas sa main de toute la traversée.


Jusqu'à ce que le clapotis de l'eau me ramène à la réalité. J'ai dans un premier temps l'espoir d'être enfin arrivé en Europe, mais celui-ci s'éteint aussi vite que la flamme d'une bougie en plein vent.


Le moteur du zodiac ne ronronne plus.


La mer s'agite et fait dangereusement tanguer notre embarcation de fortune. Aya ouvre les yeux et se blottit un peu plus contre moi.


- Bordel ! On est en panne.


Le passager migrant qui conduit notre misérable assemblée tente de faire redémarrer le moteur en vain.


Je souffle.


J'ai peur.


Comme nous tous.


Trente et un migrants en fuite. Seuls et éplorés, au beau milieu des vagues et de l'obscurité simplement transpercée par de blafards rayons lunaires. Un frisson glacé parcours mon échine.


Aya gémit. J'approche mes lèvres de son oreille et lui chuchote :


- Pas d'inquiétude ma puce. Je te jure, tout va bien se passer.


Des mots qui se veulent rassurants. Juste pour elle. Car de mon côté, la terreur me vrille l'estomac.


J'ai soudain conscience d'une seule chose : la mort est à nos trousses.

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29 commentaires

Vero Anciaux

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Il y a 6 ans

J'adore merci pour ce beau texte

Sue_Auteure

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Il y a 7 ans

Que dire. Je suis stressée pour Aya. Stressée pour eux tous. On se rend compte de la chance qu’on !

Fanny, Marie Gufflet

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Il y a 7 ans

Waouh ! C'est flippant ! Tu arrives bien à différencier tes POV, c'est un atout de taille ! C'est une belle découverte dans ce concours. J'espère que tu vas remonter ou être remarqué car ça change de ce qui se lit dans le concours. C'est poignant comme thème et ton écriture est fluide.

Fanny, Marie Gufflet

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Il y a 7 ans

Un point commun avec moi : je ne suis pas fan de la mer ! LOL, pourtant je sais nager, mais j'sais pas, Titanic a dû me traumatiser ! LOL. Je poursuis ma lecture

Alicia Monteiro

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Il y a 7 ans

Superbement bien écrit. Je reprends ma lecture autant que les enfants me le permettent et je ne suis pas déçue ;) les émotions sont là, le décor est magnifiquement bien retranscrit. Ta plume fluide et simple. Je n'ai rien relevé de particulier désolée ♡

Océane C.

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Il y a 7 ans

vraiment je suis bluffé. sans cette histoire de binôme je serai sûrement passé à côté de ton texte merci fyctia. lol ton histoire est prenante et différente de ce que j'ai pu lire jusqu'ici. pas de faute ou peu puisque je les ai pas vus et on vois effectivement que tu t'es un peu renseigné. c'est émouvant et bouleversant.

Myjanyy

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Il y a 7 ans

merci ma belle, heureuse que ça te touche ! :)

Sylvie De Laforêt

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Il y a 7 ans

Magnifiquement écrit... on vit à travers ton personnage toute la misère et le désarroi...

Myjanyy

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Il y a 7 ans

merci, en effet je me suis renseignée, mais je suis très loin de la réalité et c'est si difficile de retranscrire ce que l'on ne connait pas bien. Mais par ces mots j'essaye tout de même de transmettre un petit quelque chose et je suis heureuse de voir que ça touche. merci :)

GlassKiller

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Il y a 7 ans

C'est si vrai et si terrible. Ton texte est différent, on sent que tu t'es renseignée et que tu veux être réaliste et pour ça... bravo
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