Fyctia

Mettre le point à une histoire s’est toujours révélé difficile pour Wendy. C’est un acte douloureux qui annonce le retour à la réalité et la fin d’une échappée belle dans l’espace-temps. Allongée, la tête collée contre la vitre froide, elle détache lentement son regard de l’écran pour se perdre dans le brouillard de Londres. Il est difficile de savoir si elle aime ce paysage, car du haut de ses dix-sept ans, l’occasion d’en connaître d’autres ne s’est jamais présentée. La famille habite au numéro quatorze et c’est dans cette rue, près des jardins verdoyants de Kensington, qu’elle a toujours vécu.

Son souffle chaud embue la lucarne à intervalle régulier de petites traces rondes. La pénombre de la chambre se dissipe sous le lever du jour. Dans cette même lumière, les longues boucles auburn qui tombent en cascades sur ses épaules dévêtues ont une teinte légèrement violine et accentuent le bleu de ses yeux. La frange épaisse de cils noirs qui les bordent a toujours provoqué la plus grande admiration chez ses parents, à commencer par sa mère. Cette dernière ne cesse de lui dire que, depuis ses deux ans, il lui arrive de prier en secret pour qu’elle reste ainsi : sa petite poupée de porcelaine qu’elle garderait pour elle seule, loin des tourments du monde.

Wendy n’y a jamais vu aucun inconvénient, toutes deux avaient une relation presque fusionnelle. Presque, car Monsieur Darling était une ombre au tableau. Non pas qu’il n’aimait n’aime pas sa femme et ses enfants, mais il exerçait exerce sur toute la famille une autorité permanente qui laissait très peu de place aux faux pas et aux divagations auxquelles sa mère et son petit frère Michael se prêtent souvent. Lorsqu’il se fâchait, parfois au point d’en faire trembler les murs de leur demeure victorienne, il arrivait à Wendy de ne pas comprendre la soumission de sa mère. Pourtant le couple avait été heureux, du moins selon ses souvenirs, avant la dépression. Le divorce. Avant la chose…

Madame Darling aimait raconter à ses enfants comment elle est tombée amoureuse de leur père.

« C’était un après-midi d’été, je n’avais que quinze ans, mais mon apparence et mes courbes déjà harmonieuses m’en donnaient facilement deux de plus. J’ai toujours aimé peindre. Je passais mon temps à parcourir les allées et les rosiers des jardins, seule, mon petit sac en tissu serré contre moi. J’étais timide. J’évitais les regards des gens. Je fuyais la foule. La nature et ses sons doux m’aidaient à cultiver mon imaginaire.

Vous savez, il n’y a rien de plus beau qu’un jardin secret. Un endroit perdu où personne n’est autorisé à entrer. Un refuge pour s’octroyer une pause.

S’évader un instant. J’ai si bien cultivé ce lieu mystèrieux que j’en ai attiré malgré moi énormément d’hommes. Beaucoup tentèrent de me séduire, mais aucun n’y parvint, sauf votre père. Ce jour d’été, alors que j’esquissais sur mon cahier le portrait d’un petit garçon qui jouait au loin, une ombre élégante s’est étendue sur ma feuille. Loin de me déranger, le jeune homme m’a souri avant de me demander s’il pouvait prendre place à mes côtés. À cet instant, je ne me doutais pas qu’il le serait pour de nombreuses années. Nous n’avons pas beaucoup parlé, mais lorsque le ciel a s’est assombrit, il m’a raccompagné jusqu’à chez moi. Là, il m’a promis de ne jamais me faire de mal. »

À l’instar de sa mère, Wendy, bien que romantique, est déçue par l’amour. Aimer. Vivre à deux. Se marier. Devenir parents. Vieillir et mourir ensemble. N’est-ce pas là le commencement de la fin ? Le début de la folie ? L’écart entre la réalité et le rêve ? Les accidents de vie ne préviennent pas. La lettre de la clinique sur son bureau rose d’adolescente lui rappelle en permanence ce fait glaçant.