Thylia Andwell L'autopsie d'un clafoutis Chapitre 18 : Jo, 10 ans

Chapitre 18 : Jo, 10 ans

- Joséphine Alexandra Reynard ! Occupe-toi des bêtes !


Maman hurle depuis la rangée de vignes où elle se trouve. Seule sa tête se détache au milieu des feuilles abondantes qui s'épanouissent sous le soleil d'été. Papa, un peu plus loin, ne prend pas la peine de se redresser, trop occupé à parler à ses précieux raisins. Je lève les yeux au ciel d'agacement et donne un coup de pied dans un des poteaux en bois de la rangée. La vigne me nargue en restant immobile alors que la douleur remonte le long de ma jambe. Je lui tire la langue et me dirige vers l'étable pour y rentrer les brebis que j'ai envoyé paître toute la journée.


- Va aider ta sœur à préparer le dîner !, continue de crier Maman.


- Pas maintenant !


Je ne prête pas attention à sa réponse et enfourche mon vélo pour profiter de la chaleur de fin de journée. Notre village, qui atteint difficilement les 300 habitants, est entouré de forêts, de vignes et de champs.


Rien d'autre à perte de vue.


Je grimpe sur la petite colline qui surplombe le lieu qui m'a vu naître et appuie sur mes pédales pour la dévaler à toute vitesse. Je me lève, m'étire et offre mon visage au ciel. Le vent balaie mes longs cheveux blonds en arrière et la sensation de m'envoyer emplit mes poumons d'air. Je ferme les paupières pour savourer pleinement cette sensation de liberté.


Ça, c'est le pied !


Jusqu'à ce que la réalité reprenne ses droits.


Un gros caillou décide de se placer sur mon chemin. Je n'ai qu'un millième de seconde pour m'en rendre compte et voir ma roue se bloquer. Mon corps par vers l'avant. Comme au ralenti, la terre s'approche dangereusement de moi jusqu'à l'impact. La suite se passe beaucoup plus vite. Je me retrouve à contempler un océan de bleu aux teintes orangées avec un mal de tête, de dos et de fesses.


Le visage de ma mère me surplombe rapidement, les mains sur les hanches et la mine renfrognée. Elle est bientôt suivie par quelques membres du village. Des hommes qui travaillent également dans les vignes et des femmes qui continuent de tricoter même après avoir quitté leur terrasse.


Leurs marmonnements sur mon comportement ne fait pas attendre :


- Regardez dans quel état elle s'est mis...


- Ce n'est pas digne d'une jolie jeune fille.


- Elle perturbe tout le village !


- Heureusement que ses sœurs ne sont pas comme ça...


Lassée de ces reproches persistants, je me redresse en grimaçant et boitille jusqu'à la maison, guidée par le doigt tendu de ma mère en un ordre silencieux. Le poids des regards accusateurs pèse sur mon dos mais c'est un sourire qui étire mes lèvres.


C'était trop cool !


- Tu ressembles à rien, m'attaque ma Camille dès que je pose un pied à l'intérieur. Va te changer !


Ma sœur aîné m'attrape par les oreilles pour me pousser dans les escaliers. Je grimpe les marches rapidement pour me rendre dans la chambre, slalomant entre mon autre sœur Tiphaine et mon petit frère André.


- Dépêche-toi, Jo ! On doit équeuter les haricots pour ce soir !


- J'arrive !


Je me débarbouille et descends enfiler un tablier pour rejoindre le perron donnant sur la route principale. Face à nous, l'étendue des vignes, parfaitement ordonnée. Des kilomètres de lignes droites dont pas une feuille ne dépasse.


Quel ennui...


Parfois, je rêve que je suis coincée entre elles. Dans un couloir infini. Je n'ai que deux choix : aller en avant ou en arrière. Plus je cherche, plus les deux se confondent. En fin de compte, je ne fais que du surplace.


Mes gestes sont mécaniques tandis que Camille plaque un énorme sourire flippant sur son visage pour saluer tous les habitants qui passent devant chez nous. Je ne résiste pas à l'envie de la charrier :


- Tes zygomatiques vont finir par rester coincés.


- Si ça permet aux parents de François de m'apprécier... Je ne veux pas devenir une vieille fille. Ou être échangée contre 3 vaches !


- Papa ne l'acceptera jamais ! Il a dit qu'il ne l'envisagerait même pas pour moi si je refuse de me marier ! Ce qui est le cas !


- Tu es encore trop jeune !, se moque-t-elle en m'ébouriffant les cheveux avec condescendance. Tout ce qui t'intéresse, c'est de faire la folle sur ta bicyclette !


Je me dégage de sa prise en râlant :


- Pas du tout !


- Tiens donc... Et qu'est-ce qui peut bien traverser ta petite tête d'idiote ?


- La ville !


- La ville ?


J'opine avec vigueur devant son nez retroussé de dégoût :


- J'irais vivre là-bas !


- Pour quoi faire ?


- Secrétaire. Ou dactylo ? Je vais demander à Papa pour entrer en apprentissage !


L'excitation me ferait presque sautiller sur place. Je veux voir ce qu'il se cache au-delà de ces bicoques en pierres, de ces hectares de champs et de forêts qui me coupent de la vie.


Camille cligne lentement des yeux et ne sors de son immobilité que lorsque notre mère monte les marches de la maison, les bras chargés d'une cagette de cerises.


- Ta fille est complètement folle !


- Laquelle ?, demande-t-elle distraitement.


- Jo !


- Ce n'est pas une nouvelle, ma puce.


Elle poursuit son chemin sans nous accorder un regard. J'affiche un sourire triomphant qui exaspère ma grande sœur.


- Dégage, soupire-t-elle.


Je ne demande pas mon reste et file rejoindre Maman.


- Tu vas faire un clafoutis ?


- Hum, Hum, acquiesce-t-elle en étalant la pâte. Aide-moi à dénoyauter les cerises.


Les yeux fixés sur ses gestes experts, j'engloutis les fruits juteux plutôt que de les préparer.


- Tu n'as pas besoin de recette ?


- Non. C'est ma mère qui me l'a apprise. Ce dessert nous représente, tu sais ?


- Ah bon ?


Je continue mon grignotage alors qu'elle saupoudre la table de farine.


- Chaque élément représente une génération. Les grands-parents sont la pâte : prêts à se briser à chaque instant ! Mais, sans eux, plus rien ne tiendrait ensemble. Ensuite, tu as le flan. Un ensemble d'ingrédients que la vie ajoute au fur et à mesure et qui te font tel que tu es.


- C'est toi ?


- On peut dire ça. Une fois sortie de l'enfance, tu affrontes quantité d'épreuves qui te forgent tout au long de ton existence, comme des éléments qui viennent transformer une pâte pour changer sa texture et son goût. Ensuite, il y a les fruits. Frais. Tout juste cueillis...


- Ça, c'est moi !


- Tout juste ! Quand tu deviendras un flan, je te transmettrai la recette.


- C'est dans trop longtemps !


Je fais la moue, résignée à ce que ça n'arrive jamais.


La main toute blanche de Maman m'agrippe le menton pour m'attirer à elle et planter un baiser sur mon front.


- Ne soit pas si pressée de grandir, Jo. Profite tant que tu le peux. Avant que la vie n'ajoute ses ingrédients et ne te fasses perdre ta fraîcheur enfantine !


Tandis que je l'observe balayer ses cheveux hors de son visage, la pensée que je sois exactement au même endroit dans quelques années me plonge dans une perplexité oppressante.


Plutôt être un flan partout sauf ici !

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6 commentaires

FleurDelatour

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Il y a 4 ans

Beau retour dans le passé. "Quand tu deviendras un flan, je te transmettrai la recette." J'adore 😍

Thylia Andwell

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Il y a 4 ans

Ha ha merci ! J'espérai avoir le temps de débloquer ce chapitre avant la fin du concours pour expliquer un peu cette histoire de clafoutis ! 😂

Froggysg

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Il y a 4 ans

Un petit coup de pouce en retour serait apprécié Merci

Thylia Andwell

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Il y a 4 ans

Merci beaucoup ! J'ai déjà lu, liké et partagé tous les chapitres de ton histoire ☺️

Mauve Lace

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Il y a 4 ans

Tres beau chapitre empreint de nostalgie. Les sorties à vélo, les haricots à équeuter, le rêve de la grande ville, c'est la jeunesse de toute une génération

Thylia Andwell

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Il y a 4 ans

Merci ! ☺️
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