Thylia Andwell L'autopsie d'un clafoutis Chapitre 11 : Mon chat

Chapitre 11 : Mon chat

- Lise ! Il me faut ce rapport !


Thomas ne connaît pas d’autres moyens de communication que de parler fort. Ni fermer des portes sans les claquer. J’ai appris à gérer ses sautes d’humeur.


Je m’y suis habituée.


Cependant... Là, tout de suite, je prends sur moi pour ne pas envoyer bouler mon responsable quand il s’assoit sur le coin de mon bureau.


- Le brief précise que j’ai encore jusqu’à demain pour le finaliser et le remettre aux commerciaux, je soupire, lassée d'être la bonniche des autres.


- Je préfère l’avoir avant. Le client n’était pas satisfait la dernière fois.


- Peut-être que si tu avais recruté la dernière commerciale à la longueur de son CV plutôt qu’à celle de ses jambes, tu n’aurais pas ce problème.


Tant pis pour le tact.


- Tu es injuste.


- Elle ne facilite pas mon boulot. Ce qui est censé être le sien.


- On sait tous que tu es suffisamment douée pour combler cet écart.


- Dans ce cas, pourquoi je passe mes soirées à rectifier les conneries des autres sans toucher d’augmentation depuis 10 ans ?


Autant y aller franco tant que j’y suis.


- Ouch !, exagère-t-il en se plaquant une main sur le cœur. T’es dure !


- Non, j’en ai simplement marre d’être prise pour une conne !


- Ce n’est pas le cas. Seulement… L'agence vit une période compliquée. J’ai besoin que tu sois avec moi à 200 % !


- Tu sais ce qui est compliqué ? Être appelée en pleine soirée parce que sa mère est aux urgences !


- Tu as dit qu’elle allait bien !


Je l’observe en clignant plusieurs fois des paupières, tâchant de me souvenir à quel moment ces mots auraient bien pu franchir mes lèvres.


Je n’ai aucune idée de l’état de ma mère. Elle est réveillée mais encore trop déboussolée par les récents événements. Elle comprend à peine ce qu’elle fait à l’hôpital. C’est déjà assez dur de voir son roc s’effriter sans devoir gérer en plus une boîte qui semble oublier tout ce que je lui ai donné. Les soirées à bosser tard au lieu de profiter de mes enfants, par exemple.


L’appât d’un complément sur mon salaire pour que je puisse les emmener en vacances en valait la peine à l’époque. Les revenus d’Henri étaient aussi instables que notre couple. L’opportunité, qui nous avait amenés à tout quitter pour nous installer en ville, ne s’était pas révélée aussi extraordinaire qu’on nous l’avait fait miroiter.


- Faut que j’y aille.


Je range mes affaires et bouscule Thomas en reculant ma chaise. Cette boîte me gonfle. Et ça ne date pas de cette semaine si je veux être honnête avec moi-même. Ça fait bien longtemps que je n’ai plus envie de me lever le matin pour aller au travail. J’avais serré les dents sans m’en rendre compte. Il y avait toujours une excuse pour ne pas regarder la réalité en face et expliquer mon mal-être.


Henri.


Notre séparation.


Ma situation de mère célibataire.


Et aujourd’hui, l’accident de ma mère ?


J’enchaîne les nuits trop rapides pour des journées interminables. Je ne prends plus la peine de passer par chez moi et file directement à l’hôpital. Ma sœur y passe en coup de vent après son travail et mon frère a pris une semaine de congé pour rester auprès de notre mère. Aucun de nous ne sait comment appréhender la situation. Nous sommes tels des enfants, confrontés à quelque chose de bien trop grand pour eux.


Je rejoins ma voiture sans enclencher le contact. Il le faudrait si je veux arriver à temps pour profiter un peu de ma mère... Mais j’ai peur. Chaque visite est un peu plus dure à mesure que son état reste inchangé. Elle est hors de danger et son corps réagit bien au sevrage progressif des antidépresseurs. Pourtant, je ne vois que son regard perdu et son corps fébrile. Il me tarde tellement de la retrouver.


Elle.


La vraie, elle.


Je me sens dépassée. Alors j’appelle la seule personne qui peut m’empêcher de partir dans tous les sens.


- Allô, Papa ?


- Mon chat ! Comment vas-tu ?


Je retrouve le sourire en entendant le timbre rocailleux de sa voix. Elle a quelque chose de réconfortante.


- Ça va.


Un silence me répond. Mon père n’est pas dupe.


- Pas trop en réalité.


- Jo va bien ?


Son ton change à chaque mention de ma mère. Il n’y a pas de colère ou de rancœur, seulement une certaine distance.


- Elle… Je ne sais pas.


- Ta mère va s’en sortir.


- Hum, Hum.


Je hoche la tête avant de me souvenir qu’il ne peut pas me voir.


- C’est juste…


- Que ta mère vieillit. C’est notre lot à tous, mon chat.


- Je sais. Elle était toujours si vive et enjouée ! Je ne sais comment avancer sans elle…


- Jo ne serait pas heureuse de savoir que tu l’as déjà mise dans la tombe !, se moque-t-il.


- Ce n’est pas drôle ! Imagine qu’elle ne soit plus autonome ! On devra la placer dans une maison de retraite ! Sa dernière demeure ! Je ne suis pas prête…


- Je ne crois pas que tu es ton mot à dire. Ou que l’on t’attendra pour le faire.


- J’aimerais bien.


- Nous aimerions tous ralentir le temps, mon chat. Ta mère se rapproche de la ligne d’arrivée. Tout comme moi. C’est un fait. Toi, tu en es à la moitié.


- Sympa… Merci, P'pa !


Toujours droit au but.


- Si ça te fait un choc, c’est que tu te voiles la face. Les gens vieillissent et meurent. Tu n’es plus une enfant à rassurer, Lise !


Lise…


Mon père ne m’appelle par mon prénom que lorsque je l’excède. Je suis la seule de ses trois enfants à avoir un surnom.


Mon chat.


Mon père déteste les chats. Il vient de la campagne. D’une famille de chasseurs. Il a grandi avec des chiens. Étrange qu’il m’appelle par ce surnom, pourtant affectueux. J’ai finalement compris que c’est parce qu’il ne me comprend pas.


Christine a épousé un homme en accord avec ses valeurs.


Arnaud a suivi ses traces et est devenu un commercial efficace qui brasse suffisamment d’argent pour prendre des congés de manière inopinée sans qu’on ne trouve rien à lui redire.


Moi ?


Je suis le vilain petit canard. La farfelue qui a voulu suivre un rêve et qui se retrouve seule pour faire face à la réalité parce qu’elle n’a pas été capable de réussir son couple.


- Je sais que la situation est difficile pour toi, reprend-il. Depuis quelques mois, tu fais face à beaucoup de changements.


C’est le cas de le dire…


- Et je suis le mieux placé pour savoir l’effet que ça fait, rit-il sans humour. On a envie de s’arrêter pour respirer tranquillement. Rester dans une routine agréable. Mais… Tu m’as bien fait comprendre, à une époque, que je devais accepter que les choses changent. Que je devais t’accepter, toi. Crois-moi, comprendre que l’on vieillit n’est pas aisé. Pleure un coup et redresse la tête. Te lamenter sur quelque chose d’aussi immuable est inutile. Ta mère aura besoin de ton frère, ta sœur et toi pour l'admettre. Tu lui dois de la soutenir autant qu’elle t’a soutenu. Quelles que soient les circonstances ou tes peurs.


Mon père…


Cet homme bourru qui ne sait pas montrer ses sentiments.


Qui me pousse à me dépasser et qui me relève dès que je menace de m’effondrer.


Je n’ai jamais autant apprécié de l’avoir à mes côtés qu’en cet instant.

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8 commentaires

FleurDelatour

-

Il y a 4 ans

La relation avec son père est surprenante, tout en contraste. J'ai l'impression qu'elle a besoin de réconfort quand lui la pousse toujours à aller de l'avant et ne pas s'appitoyer. Ma phrase de fin me surprend. Elle ne lui en veut pas, au contraire!

Thylia Andwell

-

Il y a 4 ans

Elle sait que son père n'est pas le genre de personne à parler à cœur ouvert mais qui cherche toujours remettre en question les autres pour des raisons que nous verrons plus tard si j'en ai la chance (😬). Ce n'est pas qu'elle ne lui en veut pas mais simplement qu'elle sait à quoi s'attendre avec lui et qu'elle a besoin de coup de pouce pour se ressaisir.

Sabrina A. Jia

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Il y a 4 ans

La pauvre a tellement de choses à gérer...

Thylia Andwell

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Il y a 4 ans

C'est toujours quand on n'a le temps de rien faire que des milliards de choses s'échinent à nous tomber sur le coin de la figure...

Sabrina A. Jia

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Il y a 4 ans

Ca sent le vécu lol

Thylia Andwell

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Il y a 4 ans

Un peu ! 😂
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