Fyctia

Depuis hier soir, mon moral n’est pas au beau fixe. Nashoba m’a surprise durant un état méditatif qui m’a valu une belle engueulade. Si mon ego lui en veut de m’avoir parlé comme à une moins que rien, je comprends sa colère : j’étais supposée monter la garde.

Résultat, je ne cesse de me ronger les sangs, incapable de trouver une solution pour compenser ce manquement à mon devoir. Alors je rumine dans mon coin, me montrant peu avenante envers Machk et Aponi, et en baissant les yeux pour ne pas tomber sur ceux de Nashoba.

— Stop ! J’entends un bruit, murmure Machk, un bras à l’horizontale pour accompagner ses dires.

Son intervention soudaine me sort de mes pensées. Je tends l’oreille, sur le qui-vive. Un souffle rauque nous arrive, mais je ne parviens pas à définir à quel animal il appartient.

— On ferait mieux d’aller voir pour savoir à quoi nous avons affaire, déclare Aponi tout bas.

— Bonne idée pour se mettre en danger, gronde Nashoba sur le même ton.

Tandis que les deux débattent, un creux semble élire domicile dans mon estomac. J’ai faim. L’envie ressentie hier, de manger du poisson, me fait de nouveau saliver. Je ne comprends pas l’origine de cette obnubilation. Elle est… étrange.

Et lorsque j’aperçois Machk se diriger vers la source de cette respiration peu rassurante, ma vue se brouille un court instant. Quand elle revient à la normale, je me mets à le suivre, sans réfléchir, me laissant guider par mon instinct.

— Où est-ce que vous allez ? s’agace Nashoba.

— Ils prennent leur courage à deux mains, le contre Aponi.

Nous longeons la rivière sans un mot, prêtant une attention toute particulière à ne pas faire de bruit. Une trentaine de mètres plus loin, un taillis épais nous barre la route, stoppant notre progression. Cependant, Machk essaye de le traverser, comme si, lui non plus, il n’avait plus aucun contrôle sur ses gestes.

Alors que Nashoba s’avance pour tenter de le raisonner, notre ami se retourne vers lui en lui grognant dessus. Il ne dit rien, mais produit un son grave et menaçant, comme un animal.

— On est en présence de son animai, aucun doute possible sur ça ! affirme Aponi.

— Il n’a pas l’air commode, remarque Nashoba. On devrait s’éloigner un temps du cours d’eau.

— Au contraire, suivons-le, m’exclamé-je. Nous ne pouvons pas lutter contre lui. Et j’aimerais savoir pourquoi il ne cesse de penser à manger du poisson.

Sans attendre sa réponse, je rejoins Machk qui contourne le bosquet de végétation. En moins de quelques secondes, le voilà dans la rivière. J’hésite un instant, en me demandant si la meilleure solution ne serait pas de trouver un autre chemin, mais notre camarade reprend son avancée. Je retiens ma respiration, puis plonge un pied dans l’eau. Mes mâchoires se contractent tant elle est glacée, mais je n’ai pas le temps de m’apitoyer davantage sur mon sort : Machk s’éloigne déjà.

Tant bien que mal, je le rattrape et enserre son avant-bras. Il se retourne vivement, comme prêt à m’attaquer, mais je relâche ma prise et lève mes mains en signe de reddition.

— Reste près du bord, car le courant est fort, lui expliqué-je. Va, je te suis.

S’il me jauge du regard durant un instant, il finit par continuer sa route comme si de rien n’était. Quant à moi, je mets un temps avant de prendre conscience de ce que je vois. Une lumière bleu turquoise émane de lui. Elle l’entoure tout entière. Plus aucun doute possible : nous nous dirigeons vers son animai.

Si celui d’Aponi était un papillon géant, que celui de Nashoba est un loup immense et sanguinaire, qu’en est-il de notre ami ?

Avec une certaine appréhension, je le suis de nouveau, talonnée de près par mes deux comparses. Nous parcourons encore plusieurs dizaines de mètres, jusqu’à ce qu’un grognement plus puissant se fasse entendre. Tout comme Machk, nous nous arrêtons au beau milieu de la rivière.

Un mouvement depuis la berge attire mon attention et ce que j’y aperçois me tétanise. Assis sur son arrière-train, un grizzly d’une taille disproportionnée gobe des saumons en une seule bouchée. Je comprends mieux ma sensation de faim : il ne paraît pas rassasié malgré la quantité de nourriture qu’il ingurgite.

— Bon sang ! Il ne faut pas qu’il nous voie, s’agite Aponi derrière moi en veillant à parler tout bas.

— Même à trois, nous ne pourrons pas retenir Machk, affirme Nashoba.

Il a raison. Notre ami est aussi costaud que celui qui semble être son animai. Alors que je m’apprête à leur dire de se calmer, car leur inquiétude ne changera pas la situation, une toux incontrôlable me prend. Je tente de la réfréner, mais je ne peux rien y faire.

Ma vue se brouille une seconde, puis je m’entends parler d’une voix étrange.

— Je le préfère cru, mais si vous voulez en faire cuire quelques-uns ça ne me pose pas de problème.

— Merde, il nous a repérés ! s’exclame Nashoba.

— Vous faites autant de bruit qu’un Valraven en colère, déclare l’animal en usant de moi, sur un ton moqueur.

— Et si tu cessais de corrompre l’esprit de ton âme jumelle pour qu’il te voie, plutôt que de t’amuser de nous, lui rétorqué-je.

— Dis celle qui est dans ma tête, réplique-t-il.

Je dois passer pour une cinglée à me faire la conversation toute seule, néanmoins il semblerait que mes arguments convainquent le grizzly. Machk cligne plusieurs fois des yeux, avant de fixer l’impressionnant mammifère à une dizaine de mètres de lui uniquement.

— Bonjour, cher partenaire, déclaré-je avec un ton jovial.

— Bon-bonjour, lui répond notre camarade.

Nous échangeons tous un regard lorsque l’ours se redresse sur ses quatre pattes, puis avance vers nous. Il n’est pas agressif, mais demeure un animal puissant, aussi nous restons tous sur nos gardes.

— Pourquoi ne pas passer par lui pour communiquer ? demande Aponi en désignant Machk de la main.

— Seule la petite chamane me permet d’avoir une maîtrise sur sa voix, car son âme est déjà ouverte, alors que la vôtre est fermée jusqu’à la mise en place du lien d’union, explique-t-il.

Ma différence me semble encore étrange, tout comme le fait que ce mammifère soit si renseigné sur sa fusion avec son humain. Et qu’il paraisse inoffensif si on laisse de côté son allure de plus en plus intimidante à mesure qu’il avance vers nous. Ses griffes mesurent la taille d’une main !

Je m’interroge sur ce qu’il peut contrôler de moi. Ai-je la possibilité de me protéger de ça ?

— Ce sont des myrtilles que je hume ? déclare-t-il en s’approchant de Machk.

— Oui, ce sont mes baies préférées, lui répond ce dernier.

Alors que le grizzly fait part de son amour pour ses fruits en usant de ma voix, je sens mon esprit se déconnecter. C’est comme si je n’étais plus dans mon corps, et cette impression fait entrer mon cœur dans une étrange frénésie.

Un long frisson me parcourt l’échine, tandis qu’un ricanement particulier s’immisce dans ma tête. Cette fois, ma respiration se coupe. Je le reconnaîtrais entre mille.

Nous ne sommes pas seuls.