Fyctia

Une vive douleur me lacère le poignet. Autour de mon articulation, les doigts de Nashoba maintiennent leur prise avec vigueur.

— Tiens bon, Leï, déclare-t-il les dents serrées. Surtout, ne me lâche pas des yeux.

Je me focalise sur le son de sa voix malgré la panique oppressante qui tend chacun de mes muscles. Nous pouvons tomber dans le vide, à tout instant. En contrebas, les rochers entre lesquels s’écoule la rivière n’attendent que nos corps pour en briser les os.

— Waban ? demandé-je.

— Je suis là, Leïka, me répond le concerné.

L’entendre me soulage au moins un peu, mais la grimace sur le visage de Nashoba m’interpelle. La sueur sur sa paume me fait glisser.

— Laisse-la tomber, ordonne mon meilleur ami à celui qui me tient. Je vais la rattraper !

— Dans tes rêves, trou du cul, marmonne l’intéressé.

Les jambes de Nashoba m’entourent la taille.

— Pourquoi tu ne suis pas mes directives ? gronde mon Waban.

— Parce que sa chute va créer une force supplémentaire vers le bas à cause de sa vitesse. Tout le pont risque de céder vu la distance qui nous sépare !

Sombre idiot !

— Nashoba, j’entends ce que tu penses, grogné-je !

— Tant mieux, réplique-t-il sans honte.

— Dépêchez-vous, hurle Aponi. Le loup s’en va !

Peut-être connaît-il un chemin pour nous atteindre ? Mon souffle se raréfie.

— Je vais te lâcher le poignet, Leï, m’explique Nashoba. Ensuite, tu vas remonter le long de mon corps. Les autres vont te récupérer. Waban et moi grimperons à notre tour. Tu es prête ?

Non, pas le moins du monde. Mais il semblerait que je ne sois plus en pleine possession de mes moyens puisque ma tête acquiesce d’elle-même.

Pourvu qu’elle ne tombe pas. Pourvu qu’elle ne tombe pas. Pourvu qu’elle ne tombe pas.

L’instant d’après, Nashoba relâche sa prise autour de mon poignet, et je sens, l’espace d’une seconde, mon corps chuter. Je ferme les yeux, et hurle de peur. Cependant, ses jambes parviennent à me retenir. Mes bras, d’instinct, encerclent son bassin.

Lorsque je rouvre les paupières, ma tête se trouve au niveau de son ventre. De son bas ventre. Je déglutis avec difficulté tant la gêne m’assaille de toute part.

— Leï, dis quelque chose, me supplie Nashoba.

— Je… je vais bien. Plus de peur que de mal.

— Bien, maintenant, remonte. Les lianes ont fait un bruit bizarre.

Ma gorge se noue. Je porte mon attention vers lui. Je découvre son visage dégoulinant de sueur, et affublé d’une grimace. Mon poids en plus du sien lui demande un effort considérable. J’ai beau être un petit gabarit, je n’en suis pas moins une charge supplémentaire.

Je prends une grande inspiration, puis je commence mon ascension. Mon manque d’entraînement physique se fait ressentir dans chacun de mes muscles, mais je tiens bon.

À hauteur de son visage, je marque une pause. Nos nez sont si près que je perçois son souffle sur ma peau.

— Merci.

— Grimpe, petit oiseau.

Ce surnom inattendu me réchauffe le cœur, tout comme il me donne le courage de puiser dans mon énergie. J’observe une dernière fois ses traits comme pour les graver dans ma mémoire, et je reprends mon escalade.

Le pont, transformé en échelle de fortune, tangue sous chacun de mes mouvements, mais il semble tenir bon. Près de son point d’ancrage, je décolle soudain lorsque Machk m’attrape par les vêtements. Il me dépose ensuite au sol. Aponi accourt vers moi.

— Est-ce que tout va bien ? me demande-t-elle, inquiète.

— Rien de cassé. J’espère juste qu’ils vont s’en sortir.

Elle m’aide à me relever et nous approchons du bord. Suspendu à une planche de fortune, Nashoba grimpe avec délicatesse, cherchant à contrôler ses mouvements pour ne pas faire tanguer davantage. Malgré tout, une liane se déchire soudain. L’ensemble bascule sur le côté, et je ne peux pas m’empêcher de crier. Tout menace de rompre, et d’emporter les deux garçons dans une chute fatale.

— Nashoba, avance et ne réfléchis pas ! hurle Waban.

Je n’imagine pas les perdre, l’un comme l’autre. Malgré nos différends, chacun d’eux fait partie de cette aventure et je ne suis pas prête à me confronter à leur disparition.

— Pas besoin de jouer au chef, chef, réplique Nashoba, me ramenant ainsi au présent.

Il reprend ensuite son ascension. Aponi et moi nous reculons lorsque Machk lui tend une main et l’aide à parcourir les derniers mètres. Nashoba se hisse sur la terre ferme, où il s’écroule. Je me précipite vers lui.

— Est-ce que ça va ?

— Ne t’inquiète pas pour moi, je vais y prendre goût, raille-t-il avant qu’une grimace gagne ses traits. Mince, je découvre certains de mes muscles.

— C’est le karma qui te punit de ton arrogance, balancé-je.

Notre échange est interrompu par un hurlement et un bruit que je ne parviens pas à définir.

— Venez m’aider ! crie Machk.

Sans attendre, nous nous dirigeons tous les trois vers lui. Notre ami retient l’une des lianes constituant le pont. Elle s’est rompue et l’ouvrage ne tient qu’à un fil. Aponi s’empare elle aussi du bout de plante et tire dessus.

— Attrape ça plutôt ! s’exclame Nashoba en lançant une épaisse branche de lierre.

Tous se replacent dès que Waban s'empare de la corde improvisée. Nous unissons nos forces afin de le hisser. Cependant, malgré nos énergies combinées, nous peinons à le remonter.

— Bon sang, si mon animai était là…, commence Aponi.

Elle n’a pas le temps de terminer sa phrase que des branchages craquent non loin de nous. Et si c’était le loup ? Nous redoublons d’efforts pour tirer Waban de cette mauvaise passe. Mon rythme cardiaque s’emballe à mesure que les bruits se rapprochent.

Nous y sommes presque…

— Ils sont là ! s’écrie une voix masculine.

Cette dernière fait réagir Nashoba, juste devant moi. Son regard se porte en direction de la forêt, tout en conservant sa prise.

— Nahele ? souffle-t-il.

La stupeur me gagne à l’énonciation de ce prénom. Son frère ? Alors, il ne serait pas mort ?

L’instant d’après, un jeune homme apparaît. La ressemblance entre les deux garçons est frappante. Cependant, vêtu d’un pantalon bleu marine et d’un tissu drapé en travers du torse, l’aîné est bien plus charpenté que Nashoba. À croire qu’il s’entraîne durement chaque jour.

— Viens nous aider, ordonne le petit frère.

Nahele accourt dans notre direction et se place derrière moi. Dès qu’il tire, sa présence fait la différence. Nous parvenons à reculer, jusqu’à ce que Waban puisse se hisser. Lorsqu’il se relève, je fonce vers lui pour le prendre dans mes bras.

— Je suis là, Leï, murmure-t-il.

Très vite, je me détache de lui lorsque d’autres personnes apparaissent à leur tour. Des hommes plus âgés sont armés d’épées aiguisées et de lances prêtes à empaler quiconque se trouve sur leur chemin. Une seule femme les accompagne. Son air fermé ne donne aucune envie d’engager la conversation.

— Tu nous présentes, lâche Waban à l’attention de Nahele.

Son ton n’a rien de cordial. Nashoba qui discutait avec son frère lui lance un regard noir.

— Tes remerciements me touchent, l’ami. Et pour répondre à ta question, nous sommes les exilés.