Fyctia

Le papillon porte les tentes avec une facilité déconcertante, nous permettant ainsi d’avancer plus vite. Néanmoins, avec ma blessure récente, je peine à garder le rythme, d’autant plus avec le relief vallonné que nous parcourons depuis le camp. Le soleil est toujours aussi brûlant, alors je serre les dents afin de ne pas ralentir le groupe.

Les jambes en coton, le corps suant, je grimpe les derniers mètres jusqu’au sommet de la colline. Lorsque j’aperçois l’horizon, j’en ai le souffle coupé.

— C’est magnifique.

— Et dangereux, ajoute Waban en se postant à mes côtés.

Je ne lui réponds pas, bien incapable de lui donner le change. La conversation que j’ai surprise ce matin tourne en boucle dans un coin de ma tête. Si même des personnes qui ne me connaissent pas considèrent que Waban ne tient pas à moi, pourquoi est-ce que je m’acharne à vouloir sauver notre amitié ?

Le résultat de cette année d’éloignement n’est-il pas la preuve que notre lien ne tenait qu’à un fil ? Un fil si fragile qu’aujourd’hui, nous ne savons plus comment nous comporter l’un envers l’autre.

Pourtant mon cœur se serra à l’idée de le perdre. Lorsque mes grands-parents sont partis rejoindre les astres, il a été l’épaule sur laquelle j’ai pu pleurer. Ma mère était bien trop abattue pour me consoler, mon père, lui, s’acharnait à maintenir la barre de la maison. Nous avons grandi ensemble, vécu tant de moments où l’adversité nous a malmenés.

— J’aimerais qu’on trouve le temps de discuter tous les deux, déclare soudain Waban.

Une fois encore, j’observe en silence le paysage devant mes yeux. La forêt dense de conifères occupe une vaste étendue d’un relief vallonné comme celui que nous arpentons depuis l’aube. La cime des arbres semble danser au gré du vent, comme si elle invoquait le Grand Esprit en son sein.

Derrière elle, les montagnes enneigées naissent pour atteindre des sommets vertigineux. Leurs pointes escarpées et saillantes dégagent une atmosphère aussi austère que menaçante. Tout comme les nuages gris surplombant la zone.

— Parce que les autres t’ont poussé à prendre cette initiative ? finis-je par lui demander.

— Je me doutais que tu nous avais entendus. Tu as toujours les oreilles qui traînent.

Je ne réagis pas à ce qui semble être une taquinerie. Malgré quelques jours de repos, une fatigue tenace plombe mon corps tout entier.

— Leï, j’ai conscience de ce qu’implique mon choix. Loin de moi l’envie de te blesser, c’est juste que…

Waban laisse sa phrase en suspens, me maintenant encore une fois dans le flou.

— Juste que quoi ? renchéris-je sur un ton sec.

— C’est ce que je dois faire. Pour le bien de mon animai.

— Arrête d’être évasif, bon sang !

— Il a sa vie, ici. Sa propre famille, ses habitudes. Qui suis-je pour l’arracher à tout ça ?

— Son âme jumelle.

— Et qu’est-ce que cela change ? Nous ne savons rien des conséquences sur la cérémonie d’union.

Nous pouvons certes nous métamorphoser, mais quelle part prend l’animai en nous ? Personne n’en parle, et j’imagine qu’il y a bien une raison. Et si nous ne les faisions que prisonniers de notre propre corps tout compte fait ?

— Dans ce cas, pourquoi sont-ils attirés par nous et nous par eux ? Aponi tisse déjà des liens avec son papillon. Ils agissent comme deux amis qui se comprennent.

— Très fine, ta remarque à propos de nous, crache Waban, acerbe.

— Je ne disais pas ça pour ça ! m’énervé-je.

Nous échangeons un regard courroucé, intimant à l’autre de ne pas renchérir. Au moins, pour ça, nous sommes sur la même longueur d’onde.

— Je déplore le manque d’informations à propos de notre union. La quête dans les contrées astrales est un rite de passage à l’âge adulte. Ne sommes-nous pas supposés nous poser plus de questions concernant notre avenir plutôt que d’obéir bêtement ?

Au travers de ces mots, je perçois toute sa rancœur. Depuis son plus jeune âge, Waban a des difficultés d’apprentissage. Loin d’être idiot, sa situation familiale n’a tout simplement jamais été propice à étudier en toute sérénité.

Sa petite sœur a passé de nombreuses années avant de s’occuper seule, monopolisant l’attention de ses parents. Waban, même s’il aime Rozene, a été livré à lui-même. C’est grâce à cela que nous nous sommes rapprochés. J’étais celle qui apprenait tout plus vite que tout le monde, et à force d’échange, j’ai compris sa logique différente de la plupart de nos camarades.

Mon meilleur ami ne cesse jamais de remettre en question l’intégralité de nos enseignements. C’est aussi comme ça que j’ai fini par m’instruire sur tout, afin de me construire ma propre opinion sur de nombreux sujets, et de pouvoir interroger les plus érudits.

Néanmoins, je n’ai jamais songé à reconsidérer la base de notre société.

— Si cela fait des siècles que nous fonctionnons ainsi, pourquoi voudrais-tu changer l’ordre établi ? À Solis, nous ne manquons pas de nourriture ni d’occupation.

— Je suis surpris que tu ne te questionnes pas plus que ça. Regarde le papillon, il ne fait pas partie des espèces avec lesquelles on s’unit d’ordinaire. Et pourtant, il s’agit bien d’un animai.

— Je ne vois pas où tu veux en venir.

— Et si l’on nous avait menti, Leïka ? Si tous les animaux pouvaient être l’âme jumelle de l’un d’entre nous ? Que se passe-t-il quand les chasseurs abattent l’un d’entre eux pour nous nourrir ? Est-ce que c’est pour cela que certains deviennent sauvages ? Est-ce qu’on meurt si notre animai s’éteint avant d’être uni à lui ?

Le poids qu’impliquent ses questions appuie inexorablement sur mes épaules. Elles sont légitimes et perspicaces.

— Peut-être que le papillon pourrait nous apporter des éléments de réponses ?

— J’ai déjà demandé à Aponi de l’interroger sur le sujet, mais il n’a pas pu nous éclaircir. L’unique chose qu’il n’a cessé de répéter, c’était que les chamans faisaient le lien entre nos deux mondes. Qu’eux avaient la vision complète de notre univers, et que tu étais l’un d’entre eux.

— Ce dont je doute.

— Dans ce cas, comment expliques-tu le fait que tu entendes le papillon ?

— Peut-être que je suis manipulable, parce que je n’ai pas le physique adéquat pour me défendre ?

— Tu vois, nous ne savons rien d’eux ni de leurs intentions. Si cela se trouve, l’animai prend possession de notre esprit sans que nous nous en rendions compte.

Sa clairvoyance me prend de court, comme si je me réveillais subitement d’un rêve et que j’observais la réalité avec stupeur. J’imagine que nos coutumes prennent racine dans notre histoire passée, qu’elles sont nées pour une bonne raison, mais ce flou concernant leur origine m’empêche de conserver une respiration sereine.

Et si Waban avait vu juste sur notre mode de fonctionnement ? Et si l’union n’était finalement qu’un moyen pour notre animai d’effacer qui nous sommes ?