Fyctia

Les jours se suivent et se ressemblent. Ils me rappellent avec véhémence tout ce que je n’ai pas su voir durant des années. Lorsque Aponi m’a parlé de Waban comme étant un amoureux potentiel, je lui ai affirmé qu’il n’était qu’un simple ami. Mais la douleur ressentie à l’annonce de sa décision m’a beaucoup fait réfléchir.

Et j’en ai le cœur meurtri.

— Tu ne veux toujours pas en discuter ? me demande Machk, me surprenant.

Lui et Aponi ne cessent pas de me relancer pour connaître le fin mot de l’histoire. Il faut dire qu’après ma conversation avec Waban, je suis revenue au camp avec les yeux gonflés. J’ai à peine mangé et je suis allée me coucher en m’éclipsant comme une voleuse.

— De mes ampoules aux pieds ? lancé-je avec un sourire timide.

— Tu sais, Leï, nous allons devenir tout les uns pour les autres pendant les saisons à venir. Plus vite nous nous ferons confiance, au mieux nous pourrons nous protéger mutuellement. Et cela vaut aussi pour les peines de cœur.

— C’est si évident que ça ?

— Il doit être le seul à ne pas s’en rendre compte, s’exclame Aponi en glissant son bras sous le mien.

Lorsque je tourne la tête vers elle, elle désigne Waban du menton. Je lui offre une moue contrite.

— Alors, tu souhaites nous en dire plus ? me relance Machk.

— Vous n’allez pas me lâcher, c’est ça ?

Mes deux camarades échangent un regard complice. Ils ne me laisseront pas d’autre choix que d’exprimer mes tracas.

— Il m’a expliqué qu’il ne rentrerait pas à Solis. Jamais.

— Il refuse de fusionner à son animai ? m’interroge Aponi, comme si cela ne la choquait pas.

— Comment as-tu deviné ?

— Des membres de ma famille ont fait ce choix. C’est un sujet de discorde quand nous nous rassemblons pour des repas.

— Waban n’a pas souhaité m’expliquer la raison. Est-ce que tu sais pourquoi certains de tes proches renoncent à l’union ?

— Ce qui revient le plus souvent, c’est qu’un animal est libre dans les contrées astrales. En fusionnant nos âmes, nous le contraignons à vivre au travers de notre corps. Si nous sommes en mesure de nous transformer, il ne pourra jamais retrouver son enveloppe originelle.

Son explication fait sens dans mon esprit. Jamais je n’avais songé à l’impact produit sur ces espèces. J’ai, durant toute mon enfance, été bercé par le fait que s’unir à son animai était un but primordial dans nos vies. Cela nous assure de revoir nos familles, de vivre dans une société où nous sommes protégés des menaces extérieures.

Cependant, aucun villageois n’exprime ce que son âme jumelle ressent ni des conséquences sur la faune.

— Alors, ils décident de devenir sauvages ?

— Oui… et non. Beaucoup croient en l’existence des exilés.

Une nouvelle fois, cette légende fait son apparition dans une discussion. À Solis, c’est un véritable tabou.

— Nous ne savons rien de ces gens hormis les mauvais contes à leur sujet, cela ne les effraie pas ?

— Non. L’intérêt des cités réside dans le fait de nous unir à notre animai pour prospérer. Si les sauvages existent, cela ne signifie pas que tous ceux qui ne fusionnent pas avec leur âme animale le deviennent.

Cette possibilité éclaire mon cœur d’une lueur d’espoir. Si Waban ne se transforme pas en être dénué d’humanité, peut-être pourrais-je venir le voir dans les contrées astrales ? Après tout, je suis persuadée que mon animai est un oiseau, et mes ailes me permettraient de voler au-dessus du poste d’avant-garde la nuit en toute discrétion.

— Vous parlez de quoi ? nous questionne Nashoba en accourant vers nous.

Sa bonhomie me rend perplexe. Depuis plusieurs jours, il se comporte avec une bienveillance soupçonneuse. Je ne suis pas convaincue que l’intervention de Waban l’ait fait réfléchir sur son attitude. Quel genre de manigances prépare-t-il ?

— De rien qui te concerne, répliqué-je.

— Est-ce que vous pouvez nous laisser seuls ? demande-t-il à nos deux camarades.

— Pour que tu l’étrangles à la première occasion ?

Le ton cinglant d’Aponi me conforte dans l’idée d’être en sécurité chaque soir avec elle. Elle m’a appris quelques techniques de combat depuis notre départ du second camp, et mes fesses s’en souviennent encore. Cependant, l’essentiel de ses leçons m’a donné plus de confiance en mes capacités. Je suis nulle, mais je progresse.

— Je vais gérer, Apo, ne t’inquiète pas.

— Comme tu voudras. On reste derrière vous pour intervenir au cas où.

Machk et elle nous laissent avancer et se tiennent à bonne distance. Nashoba et moi continuons de marcher, sans que ce dernier ne décroche un mot.

— Je pensais que tu souhaitais me parler.

— Je désirais te présenter mes excuses pour mes agissements.

— Tu l’as déjà fait.

— De véritables excuses, Leï. Pas de celles que l’on m’a imposées. Tu me pardonnes ?

Je coule un regard vers lui, incertaine de sa sincérité. Tout cela me semble trop beau pour être vrai. Je suis sûrement parfois trop crédule, mais les contrées astrales m’apprennent à me montrer méfiante.

— Non.

— Non ?

— Ce n’est pas assez clair, c’est ça ?

— Si ça l’est.

— Non.

— J’ai compris.

— Non !

— D’accord ! hurle-t-il sans détour.

Waban se retourne vers nous, le regard courroucé.

— Fermez-là !

Puis il reprend sa route comme si de rien n’était. Charmant !

— Est-ce que ça va ? murmure Machk assez fort pour que je l’entende.

Je lui fais signe que « oui ».

— Tu te moquais de moi, c’est ça ? m’interroge Nashoba sans attendre.

— Tu comprends vite, mais il faut t’expliquer longtemps, raillé-je.

— Alors tu me pardonnes ?

— Ma réponse ne change pas, Nash : non. Tu as failli me tuer parce que tu es incapable de contrôler tes émotions.

— Je voulais que tu te taises, et non pas t’ôter la vie. J’aurais arrêté.

— Rien ne me le prouve.

— Tu es toujours aussi bornée ?

Je secoue la tête, amusée de sa question.

— Je suis désolé, Leï. J’ai agi comme un idiot et je me retrouve dans une situation inconfortable parce que je dois te demander de garder mon secret, alors que je t’ai mené la vie dure.

— Je rêve où tu te la joues victime pour m’amadouer ?

Nashoba souffle bruyamment. Nous continuons d’avancer tandis qu’il semble réfléchir. Que va-t-il me sortir encore ?

— Si la vérité venait à éclater pour mon œil, je crains les répercussions sur ma famille. Mon père est un enfoiré de première, mais ma mère n’est pas responsable de tout ça.

— Aponi et Machk le savent aussi. Qu’as-tu négocié avec eux ?

— Rien. Personne ne goberait ça puisqu’ils ne vivent pas à Solis. Comment pourrait-il être au courant des faits ?

— Si tu les leur as dits.

— Et pourquoi irais-je raconter à qui veut l’entendre que l’unique conseiller des monarques bat femme et enfants ?

Le ton dur de sa voix me glace le sang. Sûrement à cause de la violence induite dans sa confession.

— Pour te protéger ?

— Qui me croirait ?

— Moi.

Nashoba arrime son regard au mien et je ne sais pas comment interpréter sa façon de me fixer. Est-il touché par ma sollicitude, ou bien au contraire me prend-il pour une pauvre fille naïve ?

— Tu serais bien la seule, souffle-t-il.