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Au cœur des âmes - Chapitre 7
Installée près du feu de camp, je sens l’épuisement de ces deux derniers jours dans mes muscles endoloris. Une bonne odeur d’herbe aromatique flotte autour de nous, faisant gronder mon estomac affamé par tant d’efforts.
Je remercie la fille qui me tend un bol rempli d’un ragoût consistant. Je l’avale sans attendre. Le thym prédomine en bouche, mais je reconnais aussi la viande de perdrix ainsi que des morceaux de citrouille, des haricots rouges et du navet. Ce plat, bien que simple, me rappelle les soirées d’hiver à Solis, lorsque je me calais près de l’âtre avec mes parents.
Une peau sur les épaules, pour nous garantir du froid à la nuit tombée, nous adorions ces moments de partage, où le calme de notre maison contrastait avec la tempête de neige extérieure. Nous passions de nombreuses heures à observer les flammes danser et les flocons tomber, à nous raconter de vieilles histoires tirées des contes antiques.
Je revois mon père penché au-dessus d’un livre ancien. La suite de ce souvenir est un enchaînement où je perds pied avec la réalité…
— Dans la forêt règne une magie ancestrale. Elle guide les pas des âmes tournées vers le grand esprit. Seule…
Sa voix se brise, la pièce autour de nous devient sombre en un instant. Des ombres terrifiantes défilent sur les murs au gré du vent qui s’élève au-dehors. Mon cœur bat la chamade, douloureux.
La maison de mon enfance s’efface, puis une force me pousse dans le dos sans que je puisse lutter. Elle m’emmène au poste d’avant-garde, puis dans les contrées astrales. La vitesse m’oblige à fermer les yeux.
Et puis, tout s’arrête.
Je garde les paupières closes, le temps de retrouver un souffle moins erratique.
Peu à peu, le calme revient.
Les fragrances boisées de l’épicéa, et celles plus subtiles de la mousse me parviennent dans un accord harmonieux. La curiosité me pousse à regarder.
Dès l’instant où je vois, la pénombre d’une forêt brumeuse m’enveloppe. Je me sens minuscule à côté de ces résineux d’une taille gigantesque.
Et, à mesure que le temps s’écoule, le silence oppressant fait monter en moi une vive panique. Comme happée par la folie, je porte mon attention dans toutes les directions. J’entends un souffle près de mon oreille, sans être en mesure de voir de qui il provient. Il devient plus sonore, jusqu’à se transformer en une voix.
— Seule face au danger, tu trouveras qui tu es, marmonné-je.
— Qu’est-ce que tu dis ? me demande Aponi.
Sa question m’extirpe de ma torpeur. Les crépitements du feu de camp effacent ce rêve éveillé, étrangement palpable.
— Tu es partie loin !
— C’est la fatigue.
Mon excuse sort facilement. Après des années à la répéter dès que je plonge dans mes songes, c’est devenu une habitude bien ancrée. La réalité est toute autre. Ces moments font partie intégrante de ma vie depuis mon enfance. Je ne sais pas ce qui les déclenche et ne peux pas les contrôler.
À mes côtés, Aponi se tortille sur place.
— Est-ce que tout va bien ?
— Oui. Enfin… Est-ce que je pourrais dormir avec toi ?
Son air penaud, presque fragile, me surprend. Cependant, je fais le lien avec les heures que nous venons de passer ensemble, heures durant lesquelles elle n’a pas cessé de me parler de ses frères et sœurs. J’imagine qu’ils lui manquent.
— Bien sûr ! On est des amies d’épopée, toi et moi. D’ailleurs…
Je me penche vers elle afin que personne ne puisse nous entendre.
— J’ai demandé à Waban que tu fasses le voyage avec nous. Et il a accepté.
Aponi sautille sur son postérieur comme si une cendre l’avait brûlée. Un sourire s’étire sur nos visages respectifs. Cependant, il est de courte durée, car une vive querelle éclate entre Viho et Nashoba.
— Je ne ferai pas la vaisselle en pleine nuit !
— Pourquoi tu as peur du noir ?
— Je ne suis pas une mauviette, tout comme je ne suis pas ton larbin.
— Minus, tu exécutes les ordres, ou tu te tires !
— Ça suffit, intervient Waban.
Mon meilleur ami s’interpose entre les deux en les maintenant à distance l’un de l’autre. Toute l’assemblée observe la scène en retenant son souffle, comme si la moindre étincelle supplémentaire pouvait embraser la situation.
— Mon frère va te mettre une dérouillée, insiste Nashoba.
— Encore faudrait-il qu’il soit là ! le nargue Viho.
— La ferme, crie Waban.
Il repousse son camarade aux cheveux rouges sans ménagement. Je voudrais détourner les yeux pour ne pas assister à une bagarre, mais je suis incapable de le faire. Jamais je n’avais vu mon ami aussi virulent.
Un nœud se forme dans ma poitrine dès qu’il empêche Viho de s’en prendre à Nashoba. Autour de ce dernier, toute sa bande fait bloc.
— Va-t’en, et reviens quand tu seras calmé ! assène Waban à son interlocuteur.
Viho ne se fait pas prier et s’éloigne. Waban se tourne ensuite vers mon ennemi de toujours, dont les fidèles protecteurs reculent à son approche. Drôle d’ironie.
— Quant à toi, tu dois apprendre à respecter l’ordre établi. Les secondes années gèrent le camp, les premières obéissent.
— Pourquoi êtes-vous aux commandes ? Où sont les troisièmes années ?
La détermination de Nashoba me surprend. Lui qui, d’ordinaire, se cache derrière son frère, il semble résolu à obtenir des réponses.
— Ils sont dans les contrées astrales. C’est comme ça que ça se passe. D’ici un an, ce sera au tour de notre génération d’aller dans les montagnes, rejoindre ceux qui ont survécu au milieu des autres devenus fous.
Un frisson parcourt tout mon corps. Cette règle n’a pas été énumérée lors du long discours à notre arrivée, et je comprends pourquoi elle a été omise. Elle implique un poids supplémentaire à notre quête, réduisant notre temps dans ce camp protégé.
— Et où est mon frère ? Où est Nahele ? reprend Nashoba, toujours aussi tenace.
Cette fois, Waban ne semble pas enclin à lui répondre. Mon ami baisse même les yeux au sol. Cela ne fait qu’augmenter mon inquiétude.
— Il a détalé au bout de six mois parce qu’il préférait être seul, déclare un deuxième année, rompant ainsi le silence. Alors quand il est revenu en sale état, peu de temps après son départ, nous avons tous décidé de le bannir d’ici. À l’heure qu’il est, il doit être mort.
L’explication terminée, tout se fige devant moi. Sur le visage de Nashoba transparaît une immense tristesse, serrant mon cœur de douleur. S’il n’a jamais été tendre avec moi, le voir si bouleversé me remue de l’intérieur.
Mes proches sont tout à mes yeux. Waban aurait pu être à la place de Nahele, alors je comprends les sentiments qui doivent traverser Nashoba.
Et puis, personne ne devrait être banni de cette façon ! Cela va à l’encontre même des principes érigés par les monarques de Solis. Pourtant, il semblerait qu’en dehors de murs de la cité, ces belles paroles ne sont que du vent. Si seulement j’avais les moyens de changer ça.
À côté de moi, Aponi prend ma main dans la sienne, en guise de soutien. Mon regard s’arrime au sien, comme une promesse. Nous ne nous lâcherons pas. Simplement, nous n’avons aucune idée de ce que l’on nous cache encore.
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