Fyctia

Sur la place principale, l’excitation est à son comble. Les jeunes des autres clans alentour sont arrivés dans la matinée. Des boissons sucrées et des vivres ont été distribués, leur permettant ainsi de se reposer avant notre départ, et de grands voilages de coton ont été tendus afin de nous protéger du soleil.

Désormais, nous nous tenons tous face aux quatre monarques, vêtus de leurs habits de cérémonie. Les étoffes de tissu aux couleurs sombres scintillent de fils argentés ou dorés. Drapées de manière à recouvrir chaque parcelle de peau, elles épousent les corps pour leur laisser une liberté de mouvement.

— Bienvenue à la cité Solis, commence le monarque Askook. D’ici quelques instants, vous prendrez le chemin de votre destinée et chacun d’entre nous posera une offrande au grand esprit pour qu’il vous guide dans votre quête.

Il poursuit son discours, tandis que les autres chefs acquiescent en silence. Hausis, la doyenne, esprit de la chouette, nous observe de son faciès doux et chaleureux. Koi, esprit de la panthère, semble prêt à bondir sur celui ou celle qui ne suivra pas assidûment. Quant à Iktómi, il parcourt l’assistance de son regard perçant.

— Nous attendons de vous une entraide mutuelle lors de votre quête, poursuit Askook. Solis rayonne grâce à sa cohésion, et il est essentiel de…

— Si tu fais une syncope, ne compte pas sur moi pour te ramasser, murmure soudain une voix derrière moi.

Mon corps entier se crispe aussitôt.

Nashoba.

Mon ennemi de toujours glisse sur ma gauche. J’aperçois son profil dans mon champ de vision, mais surtout un sourire narquois ourler ses lèvres pleines. Depuis sa plus tendre enfance, chaque occasion est bonne pour lui de me piquer. Pourtant, je n’ai jamais eu un comportement qui prête à ce genre d’attaques gratuites. Et je ne suis pas la seule à faire les frais de sa bande d’amis.

Je rêverai de me défendre. Seulement, je ne sais pas me battre, et, sous couvert d’un père influant, conseiller d’un des monarques, Nashoba est protégé de toutes accusations qui terniraient son image, ou celle de son paternel. C’est ainsi que cela se passe à la cité. Bien que nos lois prônent l’équité et la tolérance, un rang supérieur assure le silence des autres.

Si j’évite un maximum ce groupe depuis que mon meilleur ami est parti, j’ai parfois la sensation qu’il rode dans les parages. Je n’ai plus personne pour me protéger de ces idiots qui, en ce moment même, forment un demi-cercle autour de moi.

— Une fois dans les contrées astrales, tu n’auras plus ton père pour te couvrir. Soit certain que Waban te remettra à ta place comme il se doit, répliqué-je.

Nashoba tourne la tête dans ma direction. Chaque parcelle de mon corps ressent sa colère, alors j’inspire profondément afin de rassembler tout mon courage, puis je porte mon attention sur lui. Un long frisson me glace l’échine, dès que mon regard rencontre le sien, si particulier.

Une cicatrice barre son œil gauche suite à une chute lorsqu’il était petit. D’un blanc opaque, Nashoba prétend qu’il lui permet de voir la nuit. Foutaises !

Son autre iris, lui, brille d’une couleur mordorée, presque hypnotique.

— Tu oublies son frère, intervient Salali.

Sur ma droite, la seule fille de leur groupe me met tout aussi mal à l’aise. Nous nous entendions bien quand mon meilleur ami était encore là. Encore une fois, cela me fait regretter d’être née en été au lieu de l’hiver précédent. De cette façon, j’aurais pu partir avec Waban l’an passé, et ainsi éviter cette bande de fauteurs de trouble.

Heureusement pour moi, des applaudissements s’élèvent dans l’assemblée, mettant fin au discours du monarque. Les foules se dispersent pour rejoindre leurs proches venus les soutenir, et je ne me fais pas prier pour m’éclipser. Ça, je sais le faire !

Très vite, je retrouve mes parents.

— Tu vas nous manquer, ma chérie, pleurniche déjà ma mère.

Je retiens ma respiration afin de contenir mes larmes. C’est la première fois que je quitte Solis, que je m’éloigne de ceux qui composent l’essence même de ce pour quoi je me lève le matin. Si j’aime apprendre, j’affectionne particulièrement rendre service aux autres. Cela me fait sentir à ma place.

Comment vais-je m’en sortir si je dois me battre ? Où vais-je retrouver ces repères nécessaires à mon bien-être ?

— Souviens-toi : trouver ton animai te demandera de l’énergie, il est donc essentiel de te nourrir et de t’hydrater, me conseille mon père en me prenant à son tour dans ses bras.

Un petit rire nerveux m’échappe. Lui qui ne montre jamais son inquiétude semble aussi mal en point que moi.

Je le sais, les conditions seront rudes dans les contrées astrales. Bien que peu nombreux, j’ai lu tous les témoignages possibles ces derniers mois pour me préparer psychologiquement à ce qui m’attend. Mais je sais avec certitude que la pratique diffère de la théorie, comme en ont attesté les cours d’apprentissage en survie.

Et puis, au cœur de ces plaines, de ces montagnes, ainsi que dans tous les paysages sauvages qui composent le lieu de vie de notre animai, une seule règle subsiste : celle du plus fort.

— Je m’en sortirai. Je ne serai pas seule. Le monarque Askook a rappelé la règle essentielle : l’entraide mutuelle.

Je n’en crois pas un mot de ce que je dis, mais je souris à mes parents pour les rassurer. Eux-mêmes parlent très peu de la quête de leur animai. Ma mère, avec son esprit de renard, et mon père, avec son esprit de blaireau, semblent profondément marqués par ce voyage unique, presque traumatisés parce qu’ils ont vu là-bas.

— C’est le moment d’y aller, ma chérie, annonce une femme à sa fille, non loin de nous.

Mon cœur palpite dans ma poitrine. Nous y sommes. Le grand départ est arrivé et son lot d’incertitudes se répand dans mes muscles. J’embrasse une dernière fois mes parents, puis je rejoins la marée de jeunes qui s’éloigne déjà.

Aujourd’hui marque mes premiers pas dans une nouvelle vie. Je quitte définitivement la cité de mon enfance pour trouver l’âme qui fera de moi une jeune femme forte. J’espère juste revenir.