Fyctia

Sur le bureau, trône pour seul accessoire, comme si le temps s’était figé, le journal offert par ma mère, lorsque les précédents avaient disparu, peu de temps après lui.

Elle pensait m’aider. Rien ne le pouvait. Le goût des histoires m’était passé. En tout cas celles que je racontais. Notre jeu à nous. Parce que ma phase d’apathie révolue, je me suis enfermée dans les écrits des autres, ne sortant plus de ma chambre que contrainte et forcée.

Une partie de moi est morte avec son départ. Le silence de son absence m’a brisée. Tant de scénarios m’ont traversé l’esprit quant à la cause de sa disparition.

Aucune explication. Je n’ai jamais eu l’opportunité de lui en demander. Il m’en a privé.

J’ai d’abord cherché de belles histoires où tout se finissait toujours bien. Cela ne réussissait qu’à creuser un peu plus le trou dans ma poitrine. Je me suis alors tournée vers des récits de vengeance, quel qu’en soit le genre. Un moyen d’exprimer ma colère par procuration.

C’est à cette période qu’Audrey, la femme de Mike, et moi nous sommes vraiment rapprochées. Peut-être parce qu’elle ne cherchait à me forcer à rien. Ou peut-être parce qu’être un bon samaritain fait partie de ses gênes…

Nos douze ans de différence ne l’ont jamais empêchée de me considérer comme une égale, renforçant notre amitié. Elle était dans la classe de Jagger au lycée. C’est par lui qu’elle a fait la connaissance de Mick.

Je ne sais combien de temps aurait duré cette période, si papa ne m’en avait sorti de force. Une année scolaire s’était écoulée sans que je m’en aperçoive… et surtout, sans que j’y participe.

Il m’a secoué en me disant que si les livres me plaisaient tant que ça, autant me trouver un cursus qui permette de m’y consacrer. J’ai fini par céder, à condition de m'inscrire à un parcours à distance, ne me sentant pas la force de me retrouver tout de suite au milieu de la foule.

Son intervention m’a fait comprendre une chose : je n’étais pas la seule à souffrir de la défection de Jake. Mon comportement avait occasionné des dégâts sur mon entourage. Je devais me ressaisir !

Effacer le trou béant qui avait pris la place de mon organe vital d’un revers de main m’était certes impossible, mais je pouvais me forcer à avancer. Ma jovialité ne reviendrait pas du jour au lendemain- si tant est qu’elle revienne un jour- cependant convaincre ma famille que j’allais mieux était dans mes cordes. Et, qui sait, peut-être arriverais-je à m’en persuader au passage…

Malgré ces bonnes résolutions, je n’étais pas à l’aise d’avouer la voie qui me faisait un tant soit peu vibrer : bibliothécaire. Vivre au milieu des livres, lire à foison pour apporter les meilleurs conseils et, pourquoi pas, déclencher de nouvelles passions.

Je sais que mes parents m’imaginaient auteure de best-seller ou éditrice d’une ME à succès. Si j’aimais m’inventer et écrire des histoires, ce n’était qu’avec mon « scénariste », Jake. La recherche d’un métier prestigieux n’a jamais été une ambition. Et puis, il faut bien l’avouer, je vis très mal la pression.

Ma famille a beau être d’un soutien sans faille, quand comme moi on est issue d’un père juge à la cour suprême, d’une mère artiste peintre de renommée mondiale, et qu’on a pour frère aîné, un chirurgien émérite, un suivant ailier défensif professionnel et une sœur, avocate dans un grand cabinet de New York… il n’est pas facile de trouver sa place. À se demander si je n’ai pas été échangée à la maternité.

En même temps que mes aspirations, je leur ai fait part de mon désir d’indépendance. Il me fallait m’éloigner, pour me retrouver, pour avancer et me prouver que j’étais capable de me débrouiller par moi-même.

Impossible de savoir si c’est le fait que je m’active de nouveau qui a provoqué un accueil si positif à mon annonce, mais ils n’ont eu de cesse de me soutenir et de croire en moi. Papa et maman m’ont proposé le pied-à-terre de New York, qu’ils avaient mis à disposition de Charlie quand elle n'habitait pas encore avec Isaac. Il s’était libéré peu de temps auparavant et mes parents avaient prévu de le rafraichir avant de le relouer.

Même Charlie s’est montrée intéressée en m’aidant dans la recherche des écoles qui me correspondraient au mieux. Quand l’une d’entre elles m’a acceptée, elle m’a fait promettre de l’appeler au moindre problème. Jagger a aussi insisté sur ce point. Mike, beaucoup moins expressif, m’a simplement listé les avantages et les risques de la vie estudiantine, avec pour chacun, les précautions à appliquer. Une vraie déclaration d’amour le connaissant.

J’attrape le journal, que je n’ai pas quitté des yeux. Peut-être qu’est venu le jour où je dois me réconcilier avec mon passé. Donner une nouvelle chance aux mots d’exorciser mes maux sans pour autant oublier.

Il est temps que je renvoie Jake là où devrait être sa place : celle d’agréable souvenir. Quoi de mieux que de lui partager mes pensées, mes ressentis, mes aventures depuis lui. Sans omettre de coucher sur papier tous les moments que nous avons vécu ensemble, qu’il reste malgré tout une trace indélébile.

[Cher Jake,

Je me souviens d’un temps, où je ne connaissais pas la douleur,

où je croyais encore à l’éternité

et que jamais rien ne changerait…]