Fyctia

Noël numéro 1

22 novembre 2018

Elle m'a dit - Kali

— Écoute, sois un peu honnête Angie, tu sais très bien que depuis des semaines, pour ne pas dire des mois, l’alchimie n’y est plus.

Non, mais il est sérieux là ? Alors que cela fait deux mois que j’organise la soirée parfaite pour nos un an ? Date censée survenir dans un peu plus de vingt jours, certes. Mais c’est un sacré cap pour moi qui mérite préparation ! À quel moment s’est-il dit « je crois que je ne t’aime plus » exactement ? Et pourquoi me jeter ça dans la cuisine de mes parents, en plein repas de Thanksgiving ?

De toute évidence, les yeux de merlan frit que j’arbore ne lui font pas remettre en question cette certitude. Je me fais donc fort de préciser :

— Non Stan, je ne sais pas. Je te laisse le soin de m’éclairer…

— Ne le prends pas mal Angie, s’il te plaît. Nous sommes ensemble depuis un moment maintenant et j’ai toujours l’impression d'ignorer qui tu es. Comme si tu jouais un rôle en permanence. Impossible de te déchiffrer.

— Tu aurais pu trouver mieux comme raison ! Je suis un vrai livre ouvert…

Mon ton part déjà dans les aigus. Pourtant, j’opère de sacrés efforts de retenue, pour ne pas alerter ma famille.

— Un livre écrit dans une langue que je ne parle pas alors.

Il lâche un souffle, pose une main sur mon épaule et, d’une voix douce, ajoute :

— Tu sais, je tiens à toi. Seulement, pas comme le voudrait une vie de couple. Coralie me l’a fait comprendre. Mais j’aimerais vraiment que l’on reste amis.

L’enfoiré !

Dommage qu’on ne soit pas à table en fin de compte, j’aurais pu lui balancer mon verre- ou tout autre couvert- en pleine figure à l’instant… Attendez une minute… Coralie ? La vendeuse qui m’a remplacée lorsque j’ai quitté le Macy’s pour le NYPL* ? J’aurais dû écouter Audrey, cet imbécile adore se taper ses employées en fait… et jeunes de préférence !

— Va-t'en ! grondé-je entre mes dents serrées.

Il ne saisit pas la perche. Je ne sais plus quoi penser.

— Bébé, calme-toi s’il te plaît. Ça ne te ressemble pas de…

— J’ai dit dégage !

Je hurle cette fois-ci, attrapant au passage la tarte à la citrouille que nous étions censés ramener à table. J’entends des chaises qui raclent : nous n’allons plus être seuls d’ici peu.

Le risque imminent de se recevoir le plat en pleine tête n’effraie pas Stan pour un sou, il approche même d’un pas.

— Quelque chose ne va pas ma chérie ? me demande ma mère qui nous a rejoints.

Le blackout qui a pris possession de mon esprit m’empêche de répondre. Rationnellement, je devrais prendre sur moi, ne serait-ce que par respect pour ma famille (et la signification de la fête que nous célébrons aujourd’hui), mais ma raison a foutu le camp à l’évocation de Coralie. Des images toutes plus scabreuses les unes que les autres m’envahissent.

Puis viennent les questions. Des questions par dizaine qui me polluent l’esprit :

Quand est-ce que cette histoire a commencé ? Pensait-il à elle la dernière fois qu’il m’a dit je t’aime ? Et quand il a joui alors que nous faisions l’amour avant-hier… est-ce bien mon nom qu’il a soufflé au milieu de son cri rauque ? Je n’en suis plus sûre. Couchent-ils ensemble dans le lit accueillant nos ébats les jours où je le rejoins chez lui ?...

Au milieu de ce brouhaha intérieur, je ne parviens qu'à rester silencieuse. Même les larmes ne viennent pas.

Vide.

Seule la colère tente une percée entre deux moments d’absence. Je ne réalise pas tout ce qui se dit. Enfin, jusqu’au :

— Ne fais pas de scène bébé, je t’en prie. Ce n’est pas dans tes habitudes d’être si déraisonnable…

— Comme quoi, c’est vrai, tu ne me connais pas ! Dégage !

J’accompagne cette fois-ci le geste à la parole et la tarte restée dans ma main droite rejoint son visage éberlué.

— Mais tu es complètement folle ! hurle Stan dans un mouvement de recul.

— Je vous interdis de vous adresser de cette manière à ma fille, qui plus est sous mon toit ! menace mon père que je n’ai pas vu arriver, de son habituelle impassibilité, celle qui déstabilise toujours tant elle détonne avec le contenu de ses propos.

Difficile de savoir quand le couperet va tomber face à un calme si ancré. Sa carrure de rugbyman doit jouer aussi. La petite brioche qui a fini par s’installer, depuis sa retraite du poste de juge, ne le rend pas moins imposant.

Stan tente de garder la face, mais il a déjà perdu de sa superbe. Il tend ses mains en protection et recule de nouveau d’un pas lorsqu’il se défend :

— Vous voyez bien qu’elle n'a plus toute sa tête !

— Je connais ma fille. Elle ne réagirait pas ainsi sans une bonne raison. Donc, je vous prierais de quitter les lieux ! Et si vous tentez de vous approcher d’elle, c’est à coup de fusil que vous serez accueilli.

Pas un instant il n’a modulé le ton de sa voix, donnant à son discours des airs de constat. Seul le pas en direction de l’homme que je pensais être celui de ma vie, ainsi que le regard insistant soulèvent la menace à peine voilée.

— Je peux au moins nettoyer les dégâts occasionnés par votre fille avant de vous laisser ? interroge le malheureux.

Un pas de plus, mais pas de mot. Toujours ce regard appuyé.

— C’est bon, j’ai compris. Je m’en vais.

Stan se retourne vers moi. Son jeu d’acteur s’effrite.

— L’avantage de ta petite scène, c’est que tu as rameuté toute la tribu. Je n’aurai pas à regagner la salle à manger pour faire mes adieux.

Il se fout de moi ? Qui de nous deux se donne en spectacle ?

Je fronce les sourcils, me maudissant de ne pas parvenir à dire à voix haute ce que je pense tout bas. C’est un peu trop habituel chez moi.