Fyctia
Chapitre 9
Tout ce que j'avais connu ces dernières années avait disparu. Je ne parle pas du confort matériel. Je veux dire que ce nouveau monde n'importait plus. Nous faisions comme s'il n'existait plus.
Tous les soirs, une bulle était créée entre le bureau de Milan, sa cheminée et mon fauteuil. Quand je rentrais chez moi ensuite, raccompagnée à l'aube, cette bulle s'éternisait, je vivais dans les souvenirs de nos conversations, de nos débats.
Il me tendait des livres que je terminais avant notre prochaine rencontre, je lui racontais la vie de mes sculpteurs préférés et je lui faisais prendre la pose des statues qui me remuaient les tripes, dont le souvenir restait impérissable dans ma mémoire.
À part ça, nous n'avions pas d'autre contact physique. Quelques fois, il osait m'embrasser mais il préférait me taquiner. Il avait ce goût pour la provocation mais l'expérience lui avait appris à se taire. Chaque fois qu'il m'effleurait, je revivais cette exaltation. Nous étions reliés par une tension. Rien d'autre. Une tension incompréhensible qui m'effrayait. Je n'étais pas censée ressentir ça et pourtant j'adorais. Éprouver sa présence, son grain de beauté très discret au-dessus de la lèvre, la masse de ses cheveux, sa répartie et son calme.
Peut-être que dans une vie normale — Je veux dire, telle que je l'avais imaginée quand j'étais plus jeune — nos différences n'auraient pas été un obstacle. Nous aurions formé un couple incohérent et passionnel.
Adam Olsen était chargé de me faire visiter l'hôtel particulier où aurait lieu, ce soir même, le dîner avec l'ancien président du Sénat, chargé de l'intérim de la présidence de la République depuis quelques mois, une poignée de ministres insignifiants et les représentants de douze pays de l'Union Européenne.
Boulevard Haussmann, la bâtisse noircie n'avait pas laissé présager un tel lieu. J'étais arrivée avec Margaux qui m'attendrait dehors jusqu'à ce que je la rejoigne. En entrant par la porte cochère, un chemin pavé montait jusqu'au jardin où l'on pouvait admirer les colonnes de l'entrée. Mon regard s'arrêta sur des statues de femmes enfoncées dans des alcôves.
Après avoir visité le jardin d'hiver et humé les arômes de fleurs, Olsen me guida au premier étage. Je me penchai au-dessus de la rambarde, couverte de velours, pour apercevoir la table du dîner. Au bout du couloir, Adam Olsen ouvrit une porte qui donnait sur une chambre. Le lit à baldaquin cramoisi était assorti aux murs. Une réplique du siège d'Alésia de Lionel Royer était accrochée au mur. Je serrai les dents.
Olsen me regardait froidement.
« Suivez-moi.
— Mes affaires ne sont pas ici ? m'étonnai-je.
— Non, cette visite n'était qu'à titre informatif. »
Nous traversâmes un petit couloir sur les murs duquel était suspendus des sabres de la cavalerie napoléonienne. Nous entrâmes dans un boudoir. Il ouvrit le tiroir d'une commode. Emballé dans de la soie, je vis le morceau d'un canon de revolver dépasser. Je restai ébahie. Avant que je n'aie le temps de commenter, il ferma le tiroir d'un coup sec. Je remarquai sa paire de gants.
Je ne laissai pas paraître ma suspicion. Toutefois, mon regard s'accrocha à la porte, au fond de la pièce. Je pouvais être sûr qu'Adam Olsen serait prêt à me prendre la main dans le sac si je m'emparai de ce revolver à un moment de la soirée. C'était un piège.
Je décidai de jouer son jeu.
« Laissez-moi vous montrer vos habits. »
Il ouvrit un placard dans lequel était pendue une robe au corsage ajusté à la hauteur du buste, la jupe était assez lâche pour libérer mon ventre et pour le flatter. Le tissu lie de vin était froncé et le bustier était largement brodé de petites pierres.
« Ce sont des pierres de Lune. Au cas où vous ne vous en doutiez pas, Milan a prévu de faire passer cet enfant à venir pour le sien ce soir, m'apprit Olsen.
Je voulus le couper.
— Faites-le, insista-t-il.
— Je n'aurai pas froid ? m'étonnai-je.
— Vous pensez que Milan vous laisserait avoir froid ? »
Il disparut.
J'avais eu pour consigne d'apparaître peu avant le dîner, pour surprendre les convives. À mon arrivée, Milan avait pris ma main, de cette délicatesse qui rendait précieux chacun de ses gestes. Puis il m'avait embrassée sur la joue en me murmurant « tu es belle ». Il m'avait présentée fièrement et je ne savais plus désormais qui se jouait de qui, qui se servait de qui.
Puis, avant de passer à table, il m'attira contre lui. Nous étions seuls, à la porte du salon.
« Je me suis trompé, Judith. Tu es splendide. »
Le dîner me sembla long. Je n'avais pas eu de véritable repas, orchestré, depuis des années. Il m'était difficile de trouver mon équilibre. Je ne devais pas être trop effacée, ma tentation, mais je ne devais pas prendre le pas sur les discussions en cours.
À vrai dire, ils parlaient de tout sauf de l'accord qui devait aboutir. Les ministres et leurs époux prenaient un malin plaisir à torturer Milan.
« Vous ne mangez que ça, M. Montmarcy ? Que devons-nous en déduire ? dit une diplomate danoise.
— J'ai pris l'habitude de manger à ma faim seulement, Mme Pedersen. Je ne voudrais pas prendre la part de quelqu'un d'autre, dans cette ville où la nourriture manque tant.
Elle hocha la tête, certains s'étaient arrêtés de mâcher.
— Mais je vous en prie, Mme Pedersen, resservez-vous si vous le désirez car bientôt les parisiens mangeront à leur faim eux aussi. »
Il n'en croyait pas un mot. Les vagues de chaleur, estimées pour le mois d'avril, finiraient de massacrer les récoltes. Seules les vignes tiendraient le coup, pour cette année seulement. Le secteur productiviste, en serre, devrait lui aussi faire face à des remaniements profonds. Beaucoup mourraient de faim, dans toute l'Europe.
On s'intéressa à moi.
« C'est donc elle, le visage de la campagne de réassimilation de Paris dans l'Europe ? demanda Heiko von der Leyen.
— C'est le visage de notre avenir à tous, en plus d'être le visage du mien, répondit Milan, souriant tendrement dans ma direction.
Il était sincère, à ce moment-là.
— Entre nous, nous vous appelons Marianne. Quel est votre prénom déjà ? demanda la ministre à l'égalité homme-femme.
Entre nous.
— Judith », répondis-je doucement.
Quand les convives furent partis, Milan et moi discutâmes longuement dans le petit salon. Il me caressait les phalanges et il me disait à quel point ce dîner avait été une catastrophe.
« Je suis heureux que tu m'aies accompagné ce soir, répétait-il.
— Aucune femme n'a jamais été à tes côtés pour ce genre d'évènement ?
— Je n'ai jamais eu l'occasion d'y inviter une femme.
Je voulais lui poser la question, lui demander si j'étais la seule. Il anticipa :
— Il m'est arrivé de séduire mais jamais d'accorder ma confiance. En tout cas, jusqu'à récemment. »
Le personnel quittait progressivement les lieux. Nous gagnâmes l'étage.
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Maxandre Chamarré
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Maxandre Chamarré
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StarryHand
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