Fyctia

J'ai la trouille. Ça me fait mal de l'admettre mais un peu moins que le sel de mer qui me lacère le visage et me brûle les rétines.

Je ne me souviens plus de la dernière fois où j'ai flippé comme ça. On pourrait croire que j'ai eu la peur de ma vie, à 16 ans, quand ce camion m'a foncé dessus ( enfin, quand mon scooter est arrivé sur le poids-lourd à contre-sens ), mais non. Je ne l'ai pas vu venir. Je n'ai pas eu conscience du drame imminent. Un instant, je roulais insouciant et un peu saoul en direction de chez moi. L'instant d'après, je me retrouvais sur la chaussée, inerte. Celui encore d'après, je perdais connaissance. Selon les médecins, c'était un réflexe d'autodéfense du corps pour l'éviter de souffrir atrocement.

Pourtant, il m'est arrivé de regretter de ne pas avoir plus de souvenirs de mon accident. Mine de rien, cet événement a changé ma vie, ma mémoire aurait quand même pu faire un effort pour enregistrer le moment. Depuis, j'ai l'impression que mon cerveau refuse de classer le moindre événement marquant de ma vie dans la catégorie "importante", comme pour m'obliger à regarder vers l'avenir plutôt que de ressasser le passé. Par exemple, je ne me souviens plus vraiment des premiers "amis" qui ont arrêté de venir me voir à l'hôpital après l'accident. A quoi bon me rappeler des promesses qu'on s'étaient faites et des projets qu'on avait pour l'été qui s'annonçait ? Par contre, j'aurais aimé retenir quelques unes des conversations que j'avais surprises entre mes parents peu avant leur divorce. S'engueulaient-ils à mon sujet ? Zapper une discussion importante aussi vite que mon cours d'Histoire-Géo ne faisait-il pas de moi un être insensible ? Sûrement. Mais j'imagine que c'était justement le but de la manœuvre. Etre insensible, laisser les choses glisser sur moi sans m'en imprégner, comme de l'eau qui coulerait le long de mon corps mais ne m'humecterait pas. Ne pas me mouiller, donc ne pas souffrir. Aujourd'hui, je le fais naturellement, par automatisme.

Je me démène pour rejoindre la berge, bois la tasse, luttant contre les vagues et la fatigue. Je n'avance que de quelques centimètres, tout au plus. C'est vraiment pas cher payé pour l'énergie que je déploie. Je me visualise en train de courir sur un tapis roulant, à sens inverse, en espérant grappiller vainement un peu de terrain. Voilà de quoi je dois avoir l'air, pitoyable.

Détrempée, ma combi 4/3 est aussi lourde qu'une armure. 4 millimètres d'épaisseur de néoprène sur le tronc et 3 sur les jambes et les bras, il faut au moins ça en cette saison. Je me surprends à rêver de la température du bassin au centre de rééducation. Je m'accroche à ma planche de toutes mes forces. Je n'en ai plus beaucoup. Mais j'aurai bientôt pied. Pas le choix, de toute façon. Il n'y a personne pour me venir en aide. J'ai choisi ce spot justement pour être tranquille. Ah ça, pour être tranquille... Je vais mourir bien tranquillement.

Je ne nage pas, je gesticule dans tous les sens. Balance les bras dans des mouvements aussi désordonnés que ma respiration. Après quelques interminables minutes d'efforts supplémentaires, je m'écroule enfin sur le sable mouillé. Je suis à bout de souffle, les muscles tétanisés par le froid, le stress et l'épuisement. Complètement vidé. Je réalise qu'il pleut. Dans la tourmente, je ne m'en étais pas rendu compte, confondant gouttes de pluie et éclaboussures de la mer. Échoué sur le dos, des mèches de cheveux plaquées en rideau sur mon front, j'ai le sentiment que le ciel gris m'observe. Si j'étais parano, je dirais même que l'Au-delà est en train de me juger sournoisement, dissimulé derrière le rideau de grisaille. J'ai vraiment merdé, aujourd'hui. J'ai l'impression que le ciel veut s'assurer que cette fois-ci, j'enregistre l'information, que j'en fasse des cauchemars la nuit.

J'aurais pu y rester. Encore. Je me demande combien de fois dans une vie on a le droit de flirter avec la mort comme ça ? S'il y a un quota à ne pas dépasser, je ne dois pas être loin du compte. Je me demande aussi ce qui serait le mieux classé dans le Top des morts les plus cons : un accident de scooter avec un camion ou une noyade causée par la perte d'une prothèse de jambe ? La noyade, sans conteste. Insolite et un brin ironique, ça pourrait même être un Top 1. Je progresse dans le classement.

Je respire à fond, reprends mes forces et mes esprits. Désolé la Mort, ce ne sera pas encore pour ce coup-ci. Je me relève difficilement, pas très stable sur ma jambe gauche. Retourner jusqu'à la voiture pour appeler quelqu'un (Dimitri, je ne vois que lui) ne va pas être une partie de plaisir. Je vais essayer de m'appuyer sur ma planche comme sur une béquille. Ce n'est pas l'idée du siècle mais ça se tente.

Dimitri a intérêt à ne pas me faire la morale, ne pas me chambrer et ne pas trop l'ouvrir devant les collègues au centre de rééducation. Je ne tiens pas à ce que tout le monde me prenne pour un suicidaire. Le moins que l'on puisse dire c'est que ça risquerait de mettre à mal ma réputation de bon-vivant.

Il y a pas mal de temps que ce morceau de chair et d'os en moins sur mon corps ne m' avait pas manqué à ce point. Avant de me traîner jusqu'à la voiture, je regarde une dernière fois en direction de la mer. Celle qui a emporté le bout de carbone que j'avais en plus à l'extrémité de ma cuisse droite. Je souris, un peu. M'incline face à la toute-puissance de l'océan. Il a beau être magnifique, cet océan, des fois, il nous rappelle quand même qu'il peut être un bel enfoiré. Mais, je sais qu'en dépit des efforts célestes, l'épisode fâcheux d'aujourd'hui ne hantera pas mes nuits.