Fyctia
Jeu 1 Roxane
Le vent fait claquer les bâches, s'engouffre sous les auvents des commerçants et charrie des odeurs de poisson et de fruits. La tête rentrée dans le col de mon long manteau noir et les mains enfoncées dans les poches profondes jusqu'au pli du coude, je me fraie un chemin entre les petits attroupements. J'arpente les étals du marché du mardi, encore bien garnis à cette heure-ci. Je connais chacun des producteurs locaux présents sur la place. Du plus ancien (Roger qui vendait déjà ses pommes et ses poires bien avant que je sois en âge de conduire) à la petite nouvelle (Pauline et son franc-parler qui ont su se faire apprécier des autres, même des primeurs qui voyaient d'un mauvais œil l'arrivée d'une concurrente directe.) Parce que mes parents vendent leur crêpes et leurs galettes sur cette même place le jeudi, ils se font un devoir de rendre visite à leurs confrères. Aujourd'hui, j'ai été envoyé pour représenter la famille. Mes parents ayant décrété que ça me ferait le plus grand bien.
Je n'ai pas envie d'être ici. Non pas à cause du vent ou de l'effervescence. Mais, je crains que la nature légèrement forcée de mes sourires ne se remarque. Bien sûr, je fais mine de rien. J'embrasse Sabine chaleureusement, me moquant des odeurs de poisson qui imprègnent son tablier. De loin, je salue Dimitri qui est déjà en pleine conversation avec un client. Il est intarissable au sujet de ses fromages. Et je bavarde avec Elodie et David, les jeunes parents qui vendent du miel artisanal tout en couvant leur progéniture du regard. Il trône dans son cosy, posé sur une caisse en bois. Il fait de la concurrence au nectar d'abeilles produit par ses parents et exposé dans des pots en verre juste à côté du couffin. Le minime bout de frimousse qui dépasse des amas de couvertures attire les clients. Je m'amuse un instant de l'excès de zèle d'Elodie et David. Le nourrisson ne risque pas de prendre froid ! Je m'attendris aussi de les voir présenter leur fils comme un trophée. Je suis émue. Plus que je ne le devrais.
Je suis pressée de rentrer chez moi ou plus exactement chez mes parents, puisque j'ai quitté mon appartement. J'espère que personne ne me parlera de ce qui m'est arrivé. Les rumeurs vont bon train chez les commerçants et la dernière chose dont j'ai besoin, c'est qu'on se mette à me questionner. Je me sens, tout de même, obligée d'accepter l'invitation de Simone à prendre un café dans sa boutique.
Le magasin se dresse à quelques pâtés de maison, idéalement située dans la principale rue commerçante au bord de la plage. J'aurais préféré rentrer chez moi mais il est difficile de dire "non" à Simone. Elle possède une certaine autorité naturelle, une convivialité contagieuse, aussi. Et surtout, sa boutique en pierre ( j'ai parfois l'impression qu'elle pourrait s'effondrer parce qu'elle penche dangereusement sur la route) donne juste en face de la crêperie de mes parents.
Plus qu'un chiffre d'affaires, c'est un peu de compagnie qu'elle espère trouver en ouvrant sa boutique tous les jours.
Pour Simone, tout est prétexte à traverser la rue, le plus souvent possible. Surtout quand je séjourne à la crêperie. Elle a toujours une bonne raison de me rendre visite. Des trucs qui manquent : café, sucre, oreille attentive... Et des trucs en trop : "Gisèle m'a acheté cette grosse boîte de chocolats pour Noël, je ne vais jamais pouvoir avaler tout ça, toute seule, avant l'année prochaine ! Et puis, ça ne te ferait pas de mal de te remplumer un peu, ma petite Roxane ! "
" Ma fille m'a offert cette écharpe à mon anniversaire, je ne la porterai pas, elle n'est pas assez chaude pour moi (je crois que ça l'arrangerait bien si j'attrapais une pneumonie). Elle t'irait tellement bien, à toi ! Avec ton teint de porcelaine et tes cheveux cuivrés, ça rehaussera tes pommettes ! "
Heureuse de faire ces petits sacrifices pour donner le sourire à Simone, j'ai accepté l'écharpe et la prédiction de pneumonie qui allait avec. Je prends aussi les chocolats et la cellulite en plus dans mes cuisses tous les ans.
Quelques minutes plus tard, elle nous a fait entrer dans sa boutique et, installées sur deux hauts tabourets derrière le comptoir, nous nous réchauffons avec du café. En observant Simone, perchée ainsi, aussi dangereusement inclinée que sa maison en pierre, je me rappelle que je m'étais promis d'apporter des chaises plus confortables.
En décorant sa boutique, il y a une dizaine d'années, Simone avait aménagé les lieux dans l'idée d'en faire un endroit cosy où les visiteurs auraient envie de s'attarder. Des bougies, des couleurs chaudes et de multiples luminaires qui éclairent subtilement ses bijoux faits de perles et de coquillages et le grand mur de savon assortis. Mais, en songeant à l'agencement de la pièce, elle n'avait manifestement pas pensé à installer de fauteuils. Pas plus qu'elle n'avait prévu de souffrir de la hanche.
Cela dit, le mobilier ne semble pas gêner Simone, déjà plongée dans sa narration. Elle est si passionnée quand elle raconte ses histoires qu'elle en devient passionnante et laisse souvent refroidir son café. Elle a un avis sur tout et n'est jamais à court de sujet de conversations. Une fois, elle m'a avoué qu'elle aurait aimé avoir une fille comme moi. Flattée et un peu gênée parce que Simone a déjà une fille - celle qui veut soi-disant la voir choper une pneumonie - , je m'étais contentée de rougir. Je n'osais pas lui retourner le compliment. Pour la simple et bonne raison que, moi aussi, j'avais déjà une mère. Une très bonne mère. Même si je dois reconnaître qu'il me semble souvent plus aisé de discuter avec Simone.
Parler avec elle me fait du bien. Le temps de ma visite, je réussis presque à oublier mes soucis. Je sais qu'elle est forcément au courant de ce qui s'est passé et je suis touchée qu'elle passe en revue tous les sujets de conversation du moment en évitant soigneusement celui-ci. Mais je profite qu'un monsieur franchisse la porte de la boutique pour prendre congé.
Je sors, non sans avoir d'abord acheté un nouveau savon à la rose comme pour montrer l'exemple au visiteur. Simone rouspète :
— Qu'est ce que tu peux bien faire de tous les savons que tu m'achètes ? Ils ont des noms gourmands : " fruit des bois " ou " pain d'épice ", mais ils ne se mangent pas !
Je souris.
— Tu sais très bien que je les adore tes savons ! Et puis, j'en offre à tout le monde autour de moi. Faut que je renouvelle mon stock.
Elle fait semblant de me croire comme mes parents et moi, faisons semblant de croire que son médecin l'a autorisée à manger des crêpes tous les jours.
En rejoignant la crêperie, je me dis qu'après tout, c'est sans doute là, la clé du succès de relations réussies : faire semblant de rien ou faire semblant que tout va bien.
Faire semblant de dormir ou faire semblant d'avoir envie.
Faire semblant qu'il n'y a pas eu de fausses couches ou faire semblant qu'il n'y a jamais eu de fœtus.
10 commentaires
NiniPheelis
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Il y a 4 ans
Dareyu
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Il y a 4 ans
Mary Cerize
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Fanfan Dekdes
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jeuneprince
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SaraFlores
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Elsa Carat
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Il y a 4 ans