John Doe Je suis une pierre Chap. 14 - Quotidien

Chap. 14 - Quotidien

La traque – Début 2020, dans son village


Il y a ce carnet.

Acheté chez le marchand de journaux qui fait aussi papetier, tabac, bar et relais colis. Il ne serait pas étonnant qu’il ait aussi un four à pizza et qu’il fasse karaoké le samedi soir.

Allez savoir.


Ce carnet est donc neuf.

Empli de feuilles vierges aux lignes horizontales.

Simple et à la couverture noire, avec un accroc à peine visible sur la tranche.

Sa fonction aussi est basique : il est le réceptionnaire de mes observations. J’y note, jour après jour, tout ce que je vois. Tout ce qu’elle me permet de voir.


Mon stylo noircissant les pages de ce carnet possède sa propre symphonie : le mouvement de ma main, l’encre qui se répand avec force courbettes sur le papier blanc, le calme qui m’habite lorsque j’entreprends cette tâche supérieure. Ce n’est pas son dessein qui la rend supérieure, mais bien la méthode que j’affectionne pour le faire : ne rien laisser à un hasard facétieux. Tout est consigné, de l’inutile jusqu’au plus signifiant tout en passant par le futile.

L’heure à laquelle elle relève le courrier. La main avec laquelle elle ouvre sa boîte aux lettres. La couleur de son vernis (et si elle en met).

La minute où elle tire les rideaux pour regarder à l’extérieur le temps qu’il va faire. Je dis bien la minute, car c’est toujours la même.

Ses sorties. Les lieux où elle se rend.

La façon dont elle s’apprête, les manies qui sont les siennes et qui l’habillent encore plus sûrement que les quelques vêtements aperçus et qui réapparaissent régulièrement.


Je commence à la connaître.

C.

Le code que je me suis astreint à lui donner lors de cet exercice à l’intérêt littéraire limité.

Ma chère C., donc, est une femme ritualisée, comme le sont la plupart des êtres à l’existence vaporeuse. Je ne sens pas chez elle la volonté d’aller au fond des choses. Elle flotte sur le monde.

Ses week-ends ont la permanence du vide et l’aspect répétitif des cérémonies religieuses.

Ses semaines sont rythmées par ses allées et venues au siège social de la maison d’édition où elle officie et où elle sacrifie inlassablement des wannabes de l’écriture par pack de douze.

Les lundis et les vendredis, elle est en télétravail.

Du mardi au jeudi inclus, elle part de chez elle à 8h pour ne revenir que vers 20h30. A la cafétéria au rez-de-chaussée de l’immeuble où elle officie, elle prend un croissant et un ristretto uniquement le mercredi.

Le vendredi soir, elle se fait livrer à manger (la petite folie du week-end).

Je n’ai jamais vu d’autre personne aller jusqu’à chez elle à part le livreur du début de week-end. Elle ne reçoit personne, ne sort jamais le soir.

Une vie d’ascèse. Exemplaire. Invariable.


Un jour, je me suis introduit chez elle, lorsqu’elle n’était pas là.

Cela faisait plusieurs jours que j’avais planifié cette intrusion. Détaillé la valse des inopportuns (ramasseurs de poubelle, facteur, promeneuse de chiens, etc.) afin d’être sûr que je pourrais rentrer sans que personne ne puisse me voir.

Je n’ai jamais vu de ma vie un intérieur aussi bien tenu. Elle n’a pourtant aucune femme ni homme de ménage (je le saurais).


Rien ne traîne, tout est à sa place, comme si elle m’attendait et qu’elle avait tout organisé pour ma visite.

Il n’y a même pas de vaisselle sale dans l’évier, ni même de pomme gâtée dans la corbeille à fruits.

On dirait une publicité sur papier glacé dans un magazine de décoration intérieure. J’ai presque honte de glisser sur son parquet. Impressionné à l’idée de gâcher la perfection étale des lieux.

En montant à l’étage, je note cependant que le bureau de C. échappe à cette ébauche d’idéal. Des manuscrits papier sont entassés en plusieurs piles, des notes jonchent l’espace de travail.

Cela tombe bien car je ne suis pas là pour admirer les qualités de maîtresse de maison de C. J’ai amené avec moi un peu de matériel et ce début de désordre n’est pas inutile afin d’aller au bout de l’idée que j’ai en tête.

J’ai en effet amené avec moi une caméra miniature, un micro d’ambiance.

Et un peu d’ADN de Gérard, expert-comptable.

Rencontré il y a deux ans à la Poste. Nous avons sympathisé en devisant sur la déliquescence des services publics. Gérard est un abruti que l’on pourrait qualifier d’agréable si on savait ce que cela veut dire exactement.

« Agréable », donc, et apparemment cambrioleur à ses heures perdues.

Petit cachotier.


Malgré ce désordre relatif qui égaye le bureau de C., je ne vois aucune cachette évidente. Heureusement, je note que le moniteur posé sur un petit promontoire est doté d’une webcam. Je la démonte, enlève les éléments superflus et y glisse mon propre dispositif. Je teste le système qui fonctionne sur batterie autonome. Cela fonctionne et je me vois sur mon téléphone. Troublante perspective.

Je glisse le micro dans le socle du moniteur qui a la particularité bienvenue d’avoir une partie creuse.

Tout est presque simple, je suis assez déçu.

Je me voyais déjà en MacGyver de l’intrusion. Je ne suis que Gérard, larguant quelques poils entre les touches du clavier de C.

La vie peut être cruelle, parfois.


Je prends de nombreuses photos avec mon nouvel appareil. Chaque coin de son espace de travail est mitraillé sous plusieurs angles. Puis je quitte les lieux en déposant les empreintes de Gérard grâce à un dispositif assez simple à base de rouleau de scotch et d’un peu de graisse. Empreinte partielle, cela suffira à l’identifier au cas où il soit déjà fiché quelque part. Sinon, il le deviendra.


***


Les jours suivants sont jalonnés de réunions éditoriales auxquelles j’assiste avec délectation. Le son n’est pas optimum mais je perçois suffisamment les voix des différents protagonistes pour appréhender le fonctionnement de l’entreprise. Je note tous les noms et réussis à me construire une sorte d’organigramme sur un immense paperboard que j’installe chez moi à proximité de mon dispositif d’espion amateur. J’y colle les photos de son intérieur, ainsi j’ai le sentiment d’être en immersion.


Je me fais mes propres comptes-rendus de réunion, produis un calendrier éditorial des prochaines sorties et un workflow de mise en production d’un livre. Je suis un étudiant découvrant les arcanes du monde de l’édition.


Je me concentre sur les méthodes de travail de C. Les directives qu’elle donne.

Plus j’avance dans cette quête et plus je m’aperçois qu’elle et moi sommes identiques. Intransigeante, sans concession, efficace, méthodique dans le milieu professionnel.

Ritualisée et isolée dans sa vie personnelle.


Au fil du temps, le plan évolue.

Qui se rendrait compte de sa disparition si ce n’est ses collaborateurs ?

Il ne me manque plus grand-chose si je veux prendre possession de sa vie. Il me faut cependant pouvoir me connecter à son ordinateur. Lire ses mails, étudier les documents qu’elle produit et qu’elle signe.

C’est la touche finale à ma préparation.


L’installation d’un keylogger et d’un cheval de Troie sur son laptop ne me prend qu’une intrusion supplémentaire.

Je suis prêt, désormais.



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59

59 commentaires

petitemr

-

Il y a un an

Plus prêt tu meurs (n’est-ce pas C. ?)

John Doe

-

Il y a un an

Personne ne va mourir (à part un ou deux livreurs peut-être, mais ils l'auront bien cherché)

Eva Boh

-

Il y a un an

Super petit geek, en fait...

John Doe

-

Il y a un an

Of course :-)

Merixel

-

Il y a un an

Il est vraiment très intelligent et diabolique en même temps. Sa proie est routinière à l'excès ce qui facilite sa tâche.

clecle

-

Il y a un an

C'est flippant, cette histoire de caméra et il n'a pas l'air de craindre d'être découvert ou de laisser des traces. Comment est-il entré, d'ailleurs ? Par la fenêtre, la porte ? Il ne fait pas attention aux éventuelles traces de chaussures. Si C. est maniaque, on pourrait penser qu'elle remarque quelque chose après son passage.

John Doe

-

Il y a un an

Il est maniaque, il ne laisse pas de traces (on va dire ça)

Gottesmann Pascal

-

Il y a un an

Il est déterminé ton héros. Il fallait vraiment pas que C refuse son manuscrit, elle risque de le regretter.

John Doe

-

Il y a un an

Lol.

MarionH

-

Il y a un an

Et la pauvre mademoiselle C qui ne voit rien!
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