John Doe Je suis une pierre 12–Un corps dans l'escalier(1)

12–Un corps dans l'escalier(1)


Captivité – 24 mai 2020, chez « moi ».


Certains moments prennent une marge sensible de liberté avec la routine, ce qui a pour conséquence de faire partir notre existence en aquaplaning. Nous sommes alors dans l’attente du crash, nous regardant glisser et appréhendant l’impact.

J’ai envie parfois d’être de ces gens qui semblent savoir où ils vont et à qui l’univers ne semble rien pouvoir refuser. Eux ne glissent jamais. Leur prise sur le monde qui les entoure est solide, rien ne les fera lâcher car il ne pleut pas sur le chemin qu’ils empruntent.


Mais je ne suis pas de cette communauté.


J’arpente sans but un sentier inconnu et avec précaution.

Y-a-t-il des embranchements ? Existe-t-il plusieurs directions ?

Y-a-t-il encore une place pour les coïncidences tout au long de ce voyage ?

Je voudrais croire à l’imprévu, comme certains croient en Dieu ou en une équipe de foot.

Et puis, je me rappelle qui je suis et l’envie me quitte, tel l’air s’échappant d’un ballon qui se dégonfle. Je laisse la pluie me submerger et je refuse l’arrêt aux stands que tente de m’imposer mon équipe technique. Je m’obstine à rouler avec mes pneus slick.

L’instant d’après, je me retrouve flasque et flatulant, au sol, dans la boue et le confort de la fange qui a peuplé mon esprit.

Cette acceptation de soi est la condition sine qua non de ma survie.

Car c’est moi ou les autres.

Car, sans acceptation de soi, il n'est point de vision claire, tout est flou, comme derrière une vitre sale. En l’absence d’un quelconque référentiel, il n’est point de sens.


Plusieurs études scientifiques ont montré que lorsque l'on marche dans le désert, on ne suit pas une ligne droite mais que l’on trace des arcs de cercle dans le sable. Ainsi, au bout d'un certain temps, fatalement, on tourne en rond. Notre boussole interne est déréglée. Moi, c’est mon âme qui l’est.

Je me fais l’effet d’un bateau ivre, avec trop peu de temps pour regagner mon port. La vie m’a déjà irrémédiablement échappé, elle s’est enfuie façon Harry Houdini. Je me regarde dans le rétroviseur, sans nostalgie, avec juste une pointe de pitié.


Seul dans mon grand lit, je fixe le plafond blanc. Mon cerveau est un espace vide lui aussi, inoccupé. Je m’étonne que l’association Droit Au Logement n’en ait pas encore réquisitionné une partie.

Je regarde le plafond donc – que je connais bien, pour l'avoir observé avec la conscience professionnelle d'un cuisinier japonais préparant un fugu – et j'attends. Je ne sais pas trop quoi d'ailleurs, je sais que seule l’absence de tout et quelques cauchemars me visiteront ce soir.

Les mauvais rêves, je peux gérer. Le vide, par contre, c'est grand. J'ai peur de m’y noyer un jour, de ne plus en retrouver l’issue.


Je suis un labyrinthe circulaire insoluble. J’ai beau tenter d’avancer, je retourne toujours au point de départ, un peu plus effrayé encore par cette rage qui grandit en moi.


***


Les premières lueurs de l’aube caressent ma neurasthénie, le matin est ma délivrance.

Je me lève comme un automate. Je me dirige vers la douche. Le jet brûlant me fait sursauter mais je n’ai pas le courage de régler la température. Va pour les brûlures. C’est finalement presque supportable.

En sortant de la baignoire, je me rends compte qu’aucune serviette n’est là pour accueillir mon humidité. Alors Je me dirige vers mon canapé et m’y affale, gouttant et épuisé. La journée va être longue.

Il n’est même pas huit heures et je me sens déjà déconnecté de toute réalité physique. Le simple fait de respirer est une action volontaire, il m’est nécessaire d'y réfléchir pour que la machinerie fonctionne correctement.

Pourtant ma maison est supposément un havre de paix où je devrais me sentir parfaitement à mon aise. Elle est relativement grande, calme, et la plupart du temps bien ordonnée. La porte d’entrée massive et blindée ouvre directement sur la jonction entre le salon et la cuisine tout en longueur. L’électroménager y est disposé de manière un peu folklorique, mais il remplit parfaitement ses multiples fonctions : le chaud, le froid, et tout un tas d’autres trucs utiles à la survie de l’espèce. De nombreux tiroirs et autres étagères permettent de me calmer les nerfs lorsque l’angoisse de l’ennui m’étreint, m’obligeant à un rangement systématique et frénétique du moindre ustensile à la dérive. Lorsque l’on revient au salon, on arrive sur un immense canapé faisant le siège d’une table basse en bois exotique sombre. Un écran, grotesque de par son gigantisme et sa noirceur aux coins carrés, complète cette partie du salon, tandis qu’une autre partie accueille en un élégant prolongement une table noire qui n’a jamais eu d’autre utilité qu’être un débarras où je jette sans distinction fringues sortant du sèche-linge, journaux à peine entamés et restes de paquets de chips – c’est en tout cas l’explication qui me vient lorsque je trouve un bout de quotidien à la pomme de terre dans mon slip.

La partie nord-ouest de la cuisine donne sur le jardinet de devant, où seules quelques plantes mortes au siècle dernier se disputent sa maigre surface tandis que l’autre bout du salon donne sur une pelouse parfaitement entretenue. Je ne saurais expliquer ce paradoxe selon lequel il m’est nécessaire de tondre mon gazon dissimulé à l’arrière du pavillon avec la ferveur d’un Anglais alors que je laisse dépérir la façade, seule partie visible de ma maison depuis l’extérieur.

La caractéristique traversante du pavillon donne un aspect lumineux à tout cela, sans que cela ne me soit d’un quelconque réconfort. Je n’aime ni le noir ni la lumière.

Cela donne un logement spacieux et baigné de photons, mais biscornu et complexe à meubler, à l’image de mon âme, l’éclairage en plus.

Evidemment le réel intérêt de cette maison n’est pas aisé à appréhender pour qui n’est pas des lieux. Il consiste en un sous-sol total dont j’ai bouché toutes les sorties extérieures avec application, le transformant en une sorte de cave, et auquel on n’accède que par un sas prolongé d’un escalier en pierre.

Le sol y est en béton et elle est constituée de trois parties distinctes et dont la fonction ne souffre aucune ambiguïté.

Il y a le lieu de vie qui possède un aménagement spartiate mais fonctionnel (matelas une place, petite table, une chaise).

Il y a une salle de bains avec sanitaire.

Et puis, il y a le bureau fermé et au milieu duquel trône l’outil de travail de mon hôte. J’y ai aménagé quelques temps auparavant un coin studio afin de pouvoir travailler ces enregistrements audios nécessaires à mon plan.

Evidemment, je suis le seul à avoir la clef de ce bureau, car comme tout bon patron, c’est moi qui décide quand mon hôte doit travailler et quand mon hôte doit se reposer. Je ne dirais pas, à ce sujet, que le code du travail s’applique totalement à ce qui se passe ici.



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40

40 commentaires

petitemr

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Il y a un an

Purée les enregistrements sonores, ça titille bcp trop ma curiosité !

petitemr

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Il y a un an

*audios

John Doe

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Il y a un an

tu verras, tu verras

MarionH

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Il y a un an

J aime penser qu il y a une parallèle entre l unique issue de ma maison, et l unique issue du personnage (le mal, en l occurrence !)

John Doe

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Il y a un an

Tu es psy ?

MarionH

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Il y a un an

Alors non, technicienne de laboratoire 😅🤣 Mais j adore ton histoire!

John Doe

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Il y a un an

Eh eh

MarionH

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Il y a un an

Je trouve ton perso d autant plus dangereux qu il est lucide.. en fait, il est conscient de sa piteuse existence mais n'a pas le frein de la conscience qui empeche de passer à des actes épouvantables.

John Doe

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Il y a un an

C'est un bon résumé.

MarionH

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Il y a un an

La référence à l aquaplaning est juste géniale !
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