Fyctia
Chap. 11 – Toute première fois
Aux origines – Date inconnue.
Dans un bar. Une musique assez douce. Un peu jazzy.
Un air qui évoque des choses passées mais qui échappe à toute tentative de caractérisation. Juste un souvenir.
Et puis, les autres. Partout.
Dégoulinants comme peut l’être un chien qui vient de se baigner dans une eau de mer un poil crade.
Je veux expérimenter le fait de me fondre dans la masse. D’être moi au milieu d’inconnus et de comprendre l’effet que l’univers a sur moi.
De voir si je suis à côté et si mes supposés semblables le perçoivent ainsi.
Et je suis là. Maintenant. Au milieu d’eux.
Vont-ils voir le noir qui grandit et s’apprête à me submerger ?
Quelques jours auparavant, j’ai reçu des nouvelles de moi.
J’étais d’une humeur étrange depuis quelques jours. Pas tout à fait triste ni tout à fait joyeux. Un entre-deux de jour pluvieux, ces jours où la peine nous effleure sans qu’on la ressente tout à fait.
Je crois me souvenir avoir encore essayé de pleurer. Sans succès. Simple spectateur de ma propre partition mélancolique. Un théâtre de larmes attendues sans metteur en scène.
Pour tout dire, je les trouvais inutiles, ces larmes. Même si elles étaient venues, elles se seraient écoulées derrière un mur. Parfois, seul mon corps est là, tandis que mon esprit est loin. Quelques informations filtrent, comme quand on est dans sa chambre, allongé, et que l’on perçoit de légers sons sporadiques provenant de l’appartement d’à côté, ces fréquences qui passent à travers la cloison. Rien ne permet d’identifier la musique globale, mais quelques notes percent le silence et on reconstitue sa propre mélodie. On interprète les blancs.
Voilà. J’avais reçu des nouvelles de moi, réinterprétée par mon cerveau mur. Et je n’ai pas compris le message.
Et aujourd’hui, je suis là, dans le silence. Dans l’immensité de ma haine. A tenter de faire le point.
Et puis ce son, subitement. Une onde qui traverse tout et se répercute dans ma boîte crânienne, tel un écho que l’on n’arrive pas à maîtriser et qui, inlassablement, se répète jusqu’à pénétrer les recoins les plus sombres. Ceux où personne ne va jamais, ceux où l’on laisse la poussière recouvrir tout, ceux où même soi, on n’ose aller. La cave de notre âme.
Ça a sans doute commencé ainsi. Par un dégoût. Une voix trop forte après une nuit merdeuse comme beaucoup d’autres où le sommeil m’avait snobé.
Il faut dire que l’on entend que lui. Le mec se vante d’avoir « disrupté le système ».
Comme s’il était le meilleur commercial de chez Monsanto.
Un grand type bronzé avec un sourire souple, une bouche dentifrice et un air de connard.
Le gars standard qu'on a envie de buter juste pour le plaisir.
Le buter.
Cette envie subite.
Lui péter la tronche.
Lui éclater chaque dent l'une après l'autre pour qu'il ait le temps de calculer quel pourcentage sa mutuelle va prendre en charge.
Après, on casse les os.
Des petits d'abord. Histoire qu'il se dise que s'il s'en tire, il pourra encore marcher.
Des os dont il ne sait même pas à quoi ils servent.
Puis finir par les gros. En enlever un énorme et lui péter les autres avec. Afin qu'il ait le sentiment étrange qu'il s'auto-détruit.
Il est fier comme un animal domestique à la noix qui vient de ramener la baballe.
Mais il ne ressemble pas à un chien. Plutôt à un kangourou. Je ne sais pas trop si on peut les dresser.
Il a « appliqué les codes du marketing viral et des sciences cognitives pour nous vendre de la daube ».
Si mon existence n’a aucun intérêt sur l’échelle de l’humanité, que dire de la sienne ?
Sur le moment, je ne comprends pas de qui il parle quand il dit « nous ». Il se vante, ça c’est sûr.
Je hais les gens qui se vantent. Depuis toujours. Et pourtant, cela m’arrive, dans la solitude de mon antre.
Par exemple, si je devais me décrire, je pourrais dire que je suis méthodique. Que je suis appliqué. Ce sont mes qualités. Mais je ne m’aime pas comme lui. J’ai conscience des limites de l’appétence que je pourrais provoquer chez les autres si l’on me connaissait vraiment.
C’est sa fierté qui le rend sale. Sa fierté d’avoir entubé des « mongols » – j’utilise sa sémantique immonde. Ce « nous » inclusif et vague.
Tous ses potes – ou bien des mecs qu’il vient de rencontrer, qui sait ? – sont bloqués. Ils l’écoutent déblatérer et personne ne tente de le ramener à la raison. Personne ne lui suggère qu’il parle trop fort. Personne ne lui explique qu’il les souille tous. Personne ne lui parle du danger qu'il a à se mettre en avant ainsi, sur le devant de la scène. A se monter aux yeux du monde et aux yeux de ceux qui rampent à côté.
Et maintenant, il les emmène backstage de sa cuisine dégueu et ça les envoûte. Il leur dévoile ses "ficelles".
Moi, la seule chose qui m’envoûte, c’est la répulsion grandissante qu’il m’inspire. Je sens un pouvoir monter un moi. Une colère. Une raison d’en vouloir à quelqu’un. Quelque chose. Je n’espère plus de larmes, je ne vois que le sang.
La voix de ce mec envahit tout. Anesthésie mes sens.
Commençons par lui.
Il paraît que c’est dur seulement la première fois.
Mais je sais que ce ne sera pas dur. Ce sera une libération.
***
Je le regarde agoniser et j’enregistre chaque seconde de ce spectacle.
Je n’ai pas apprécié ou détesté ce moment, mais j’avoue une certaine fascination à ce pouvoir que j’ai eu pendant quelques instants. Celui de me dire que c’est moi qui suis responsable de cette hémoglobine sur le bitume. De ce râle qui s'enfuit de sa bouche méconnaissable.
Telle une mère s’émerveillant de donner la vie, je m’émerveille de la retirer.
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petitemr
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Il y a un an
John Doe
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