Fyctia
Ch.9 – Un monde sans femmes
Aux origines – 2015, Lille
Je ne sais pas combien de temps encore je vais traîner cette désagréable habitude d’être moi. Cette fâcheuse ritournelle de mes réflexes pathologiques encombre mon quotidien, le rendant trop ordinaire, trop linéaire, et pour tout dire trop évident. S’il y avait un bulletin météo de mes humeurs et une cartomancienne de mes lendemains, leur boulot n’aurait constitué qu’en un enchaînement monotone des mêmes cartes dépressives, jour après jour, prévision après prédiction.
En fuyant mon quotidien, je ne sais que le recréer éternellement, comme dans un anneau de Moebius où bien que marchant à l’envers, on foule inlassablement le même ruban.
Il me faudrait inventer, créer, trouver ma vitesse de libération afin de m’extirper de mon univers tel un satellite lancé trop loin. Mais rien ne vient d’autre qu’un long filet de moi.
Comment sortir de cette boucle ? Comment commettre autre chose que des réflexes ?
Il me faut m’oublier. Effacer les molécules de mon essence même, ne plus rien faire, à l’image du sportif qui se débarrasse de sa graisse pour reconstruire le muscle. Mes lipides mémoriels doivent disparaître dans un régime sans moi.
Je pars donc pour Lille.
Je mets mon job sur pause. Désormais, je ne ferai plus aucun choix logique.
Et j’arrête l’alcool pour équilibrer mes comptes.
Cela n’a aucun sens, je sens que je progresse.
Lille.
Ville pluvieuse et encombrée de gens du Nord, aussi proches de l’arrogance parisienne qu’un zombie peut l’être d’un éphémère.
Je m’abandonne dans les rues pavées du vieux quartier, absorbé par la jeunesse étudiante, distrait par les bars aux ambiances joyeuses, englouti par toutes ces saveurs étrangères à mes sens. Je vivais jusqu’alors dans un monde de pingouins obnubilés par le temps qui leur échappe et désormais j’arpente un univers au ralenti. J’apprends à ne pas doubler les passants lorsqu’ils me paraissent se mouvoir sans rythme. J’apprends aussi à détester le maroilles et les moules.
J’habite dans un studio immonde qui domine de ses vitres sales une rue semi-piétonne qui inonde de bruit mes soirées jusqu’à minuit, heure à laquelle les bars ferment, vomissant des flots continus de futurs alcooliques. Des anonymes qui prétextent l’envie de s’amuser et le goût de la vie pour s’autoriser n’importe quoi. C’est rafraîchissant, j’ai le sentiment d’être entouré de crétins ancrés dans le présent, moi en fuite de mon futur trop prévisible.
Et puis je croise la femme et son chien.
C’est un samedi matin. Le parc de la citadelle. Haut lieu touristique à quelques pas du vieux Lille.
Je crois que c’est d’abord le chien qui attire mon regard – preuve que je plonge plus profondément dans une essence altérée.
Ces chiens que j’ai toujours honnis me paraissent tout à coup moins hostiles, dans cette instanciation hirsute qui aboie devant moi. Quelques pas maladroits – encore craintifs sans doute – me séparent de cette apparition, tandis que le fil de la laisse entraîne mon regard vers la main qui le guide mollement.
Cette main est elle-même attachée à un bras – cela arrive parfois, même aux mains les moins enviées –, découvert jusqu’à l’épaule et adorablement reproduit à l’identique par une symétrie dont l’axe découpe un visage doux, presqu’avenant, à l’âge incertain et à la constellation de taches à la rousseur discrète. La chevelure désordonnée de la propriétaire n’a rien à envier à l’apparent fouillis de la laine qui recouvre son animal domestiqué, mais la teinte en est différente – et un poil mieux entretenu à vue de truffe.
Lorsque je reprends mes esprits – reconnecté au monde par la blancheur d’un sourire – c’est pour constater que la hache de guerre inter-espèces n’est pas totalement enterrée, puisque le petit animal m’a confondu avec un lampadaire.
L’appartement où la jeune fille me propose de me changer – elle possède un stock de pantalons que son ex lui a laissé, me dit-elle dans un flux d’informations que je peine à stocker – est un vaste loft éclairé où les cloisons sont absentes. C’est ainsi que je la vois ouvrir une penderie où une équipe d’amants aurait pu se cacher – si l’adultère était un sport collectif – alors que je me tiens toujours dans ce que l’on pourrait qualifier d’entrée.
- Vous aimez le jaune ?
J’aimerais le roux taupe si cela pouvait lui faire plaisir.
J’enlève mon propre futal en attendant (« si tu veux qu’il t’arrive quelque chose de nouveau, fais quelque chose que tu n’as jamais fait » disait mon horoscope ce matin, cela me semble donc la nouvelle chose à expérimenter).
Elle m’invite à m’asseoir sur un canapé qui offre plus d’espace de détente que l’intégralité de mon appartement, sans même apparemment remarquer que je suis désormais en caleçon dans son entrée. Afin de faire diversion, je lui obéis donc et me retrouve presqu’allongé, en petite tenue, chez une fille inconnue, avec un chien immonde sur mes genoux poilus.
J’ai chaud.
J’enlève ma chemise (« si tu veux, etc. »).
Elle s’approche de moi.
- Je m’appelle Blandine.
Le prénom me sied. Les présentations sont faites. Enfin presque. Mais je ne peux répondre car elle enchaîne.
- Vous faites quoi dans la vie à part vous trimballer en sous-vêtements chez des inconnues ?
- Je suis écrivain, rétorqué-je sans réfléchir.
- Ah… je ne suis pas une très grande lectrice.
- Ça tombe bien, je ne suis pas un très grand écrivain...
Lorsqu’une discussion atteint de tels sommets, c’est que les mots sont superflus, c’est pourquoi elle se rapproche de moi et m’embrasse à pleine bouche. Ne sachant pas trop comment réagir (mon horoscope n’ayant rien spécifié sur le sujet), je réponds à son étreinte.
La fin des présentations attendra. Le pantalon jaune aussi.
***
De retour dans la rue, il est désormais acté que les chiens sont passés du stade d’ennemi à allier potentiel et qu’il m’est désormais compliqué de faire comme s’il ne s’était rien passé. Une autre m’a regardé. Une autre m’a touché. J’ai touché cette autre.
Les jours suivants, je repasse devant le bâtiment de taille moyenne, histoire de tomber sur elle. Je ne suis pas totalement maître de ces errances, elles m’habitent et s’imposent à moi. Je me sens étranger à moi-même.
Les planètes retrouvent malheureusement leur désalignement ordinaire et mes tentatives de coïncidences restent couronnées d’insuccès. Alors je m’accommode de la nouvelle couleur de mon pantalon et de l’impalpable frustration liée à cette expérience qui demeure singulière par son unicité.
Je repense au hasard et à l’absence.
Je repense étrangement à ma situation professionnelle.
Je repense à la fille dont j’ai déjà oublié le prénom et qui me vaut de me trimballer en jaune.
Il ne sert à rien de préparer l’avenir au risque de l’améliorer.
Ne jamais recroiser cette fille est sans doute ce qui peut arriver de pire à l’humanité.
A quoi bon tenter autre chose ?
A quoi bon vouloir comprendre ce qui ne sera au final que déception ?
Je connais mon destin depuis que le monde est monde. Et il n’est pas des plus roses.
94 commentaires
Nicole Pastor
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Il y a un an
ZELI
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Il y a un an
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petitemr
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Il y a un an
Gottesmann Pascal
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Merixel
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Il y a un an