Fyctia

Il était neuf heures trente-sept quand on a enfin quitté le chalet. L'heure de départ initiale avait été fixée à huit heures... Mais entre Isaac qui voulait faire une méditation « pré-glisse » pour être sûr de revenir en un seul morceau, Liam qui avait perdu une de ses chaussures de ski, et Miguel qui a passé quarante minutes dans la salle de bain pour être beau sur les photos, on a accumulé beaucoup, beaucoup de retard. Avec en prime quatre disputes, des oublis de gants et un sandwich écrasé dans un sac puisque je suis tombée sur ledit sac en sortant du chalet (je n'ai pas fait attention à la marche).

Arrivés sur le parking, il a fallu s'équiper. Et c'est là que les choses ont dégénéré. Isaac tentait de réaligner ses bâtons « avec l'énergie de la montagne » pendant que Miguel essayait de coincer sa cagoule sans se noyer dedans. J'ai dû forcer sur mes chaussures, coincée entre deux portières de voiture ouvertes et une avalanche de sacs à dos.

Sur le télésiège, les conversations sont devenues plus rares. Peut-être à cause du froid. Peut-être à cause du vertige, ou peut-être parce qu'on n'était pas censés monter aussi haut dès le premier jour.

— Pourquoi on est sur un télésiège sans arceau de sécurité ? ai-je murmuré à Scott.

— Parce qu'il y en a un mais que tu ne l'as pas apparement pas baissé.

— Pardon ?

Il a fini par me montrer comment faire et l'a baissé. En haut, la vue était dingue. Un ciel dépourvu de nuages et des sapins à perte de vue.

Ce n'est que la deuxième fois que je vais au ski... Et pour tout dire, je ne skie pas. Je glisse avec style vers la mort. Au départ tout allait bien. J'ai réussi à attacher les bottes (après quatorze minutes de lutte intense et un genou presque disloqué). Ensuite, j'ai pris le tire-fesses. Et là...

— Ne lâche pas la barre ! a hurlé Miguel, qui était déjà en haut. Trop tard. J'ai lâché, je suis tombée et le tire-fesses m'a traînée sur trois mètres comme un vieux sac en combinaison fluo.

— T'as déjà skié ? m'a demandé Scott.

J'ai secoué la tête.

— Pas depuis une sortie scolaire de troisième année. Et j'étais dans le groupe « luge ».

Il a tendu une main, gantée.

— Je reste à côté de toi alors.

— On prend laquelle ? a demandé Liam, en désignant trois panneaux : une rouge, une bleue, une verte.

J'ai levé la main directement.

— Verte. Je veux vivre.

— Coward energy, a soufflé Miguel.

— Survivor energy, j'ai répondu.

Les autres sont partis devant, évidemment. Des gens sans peur ni conscience du danger. Il ne restait plus que Scott et moi.

— Je t'oblige pas à rester, tu sais, j'ai dit en essayant de paraître détachée.

Il m'a lancé un regard mais il est resté. On a glissé doucement vers le départ. La pente ne semblait pas trop raide. Juste assez pour que je me demande si j'allais finir dans une compilation Youtube.

— Respire, a-t-il dit. Tu contrôles plus que ce que tu crois.

Je l'ai regardé et il n'avait pas l'air inquiet, ni pour sa vie, ni pour la mienne et il n'était pas moqueur non plus. Alors je me suis lancée. Scott glissait comme un professionnel tranquillement à côté.

— Relâche un peu tes jambes, m'a-t-il conseillé calmement. Laisse-toi aller. C'est pas un combat. Pas la peine d'être en garde.

— Tu veux parier ?

Petit à petit, mes mouvements ont commencé à se délier. A mi-pente, je suis tombée. Un petit plantage de bâton mal placé. Le genre de chute molle, pas douloureuse mais très vexante.

— Aïe, mon ego.

Scott s'est accroupi près de moi et m'a tendu la main. Sa main était gantée, froide mais sa prise elle, était ferme. Puis, on a repris la descente ensemble.

— Tu sais, ai-je soufflé, j'étais persuadée que j'allais détester ça.

— Et ?

— Je crois que j'ai aimé.

Il n'a rien dit, il a juste hoché la tête, un petit sourire en coin. Et pendant un instant, debout là, tous les deux, entourés de neige et de calme, j'ai eu envie qu'il me dise quelque chose. Un truc important. Mais ça n'était peut-être pas encore le moment.

On a déchaussé nos skis sur la terrasse du chalet de la station où tout le monde s'était regroupé. Les autres étaient affalés sur une terrasse en plastique, le visage rouge et les cheveux décoiffés par le casque.

— Regardez qui a survécu à sa descente d'honneur ! a crié Nathan en me voyant arriver.

Jayden a commandé des chocolats chauds pour tout le monde et après avoir payé, il est revenu en pleurant presque.

— Huit dollars le chocolat chaud ?! J'espère qu'il soigne les traumatismes les plus profonds à ce prix là ! Quelle arnaque quand même, on se croirait à Paris.

— Je récupérerai le verre, a dit Miguel.

J'ai acquiescé, huit dollars ça mérite un petit souvenir.

— J'y sens une pointe de cannelle et d'amertume financière, a répondu Liam en faisant un bruit immonde avec sa bouche en buvant son chocolat.

Ils ont commencé à sortir leurs téléphones. Et là, c'était la fin. Jayden a montré une vidéo de Nathan qui avait perdu un ski et avait dévalé trente mètres en hurlant « Je contrôle », alors qu'à l'évidence, il ne contrôlait rien du tout. Peter avait filmé Isaac en train de tenter un virage « fluide » qui s'était terminé en poirier.

— Et là, regardez, a lancé Liam, triomphant. J'ai immortalisé le moment où Jayden s'est pris pour un super-héros, il a tenté une mini bosse et a atterri sur le drapeau des cours pour débutants.

— Artistique, a commenté Isaac. Ça mérite un ralenti si vous voulez mon avis. On pourrait d'ailleurs en profiter pour les envoyer dans les groupes « familles » puisqu'on a du réseau ici !

— On devrait en faire un TikTok avec une musique inspirante, a soufflé Peter.

— « Les Bronzés à Saint-Ski », ai-je proposé.

Tout le monde a éclaté de rire, et dans ce vrac d'amitiés bruyantes et de muscles endoloris, j'ai senti quelque chose se poser. Une chaleur au fond du ventre. Celle qui te dit que t'es à ta place, là, maintenant, même si t'as de la neige dans les chaussettes et que t'as payé un chocolat chaud huit dollars.

Dans le van, tout le monde est tombé de fatigue. Nathan a mis une playlist de comédies musicales de Noël, Jayden s'est endormi sur mon épaule et Liam faisait son classement des chutes les plus spectaculaires du jour. J'avais tellement faim que j'aurais pu croquer dans le mollet de quelqu'un. Mais heureusement pour tout le monde, j'ai trouvé un reste de sandwich dans le fond d'un sac.