Fyctia

Après le repas, l'idée était simple. On voulait faire une photo de groupe à envoyer à nos familles « pour montrer qu'on est vivants » selon Liam. Mission impossible. Miguel avait sorti son trépied (oui, il avait ramené un trépied), et Liam avait lancé une playlist « fond de vlog familial ». D'abord Jayden a insisté pour être en T-shirt « parce que ça fait badass avec la neige ». Résultat, il a éternué douze fois et a la goutte au nez sur chaque cliché. Isaac refusait de se placer à côté de quelqu'un de plus grand que lui (il mesure un mètre soixante-douze). Miguel faisait un dab sur chaque photo. Toutes. Les. Photos. Il n'en a pas laissé passer une. Et moi ? On a essayé de me porter comme un trophée.

— Il nous faut quelque chose de vivant, a dit Liam. Quelque chose de chaleureux, de cinématographique. Il nous faut un point central. Quelqu'un à mettre en valeur. Un symbole.

Tout le monde s'est tourné vers moi.

— Quoi ? Non hors de question.

— Jahan, tu es notre miracle de Noël ! a répondu Liam avec une telle intensité que je l'aurais presque cru.

D'un seul mouvement (mal coordonné), quatre mecs se sont approchés de moi comme si j'étais une statue à déplacer. Jayden a pris un bras, Scott l'autre, Miguel m'a soulevée par les hanches et Nathan a tenté de soutenir mes jambes. Mais ils n'ont pas communiqué. Résultat ? Je me suis retrouvée horizontale, les bras en l'air, les jambes en déséquilibre et la tête dans le vide.

— Ma nuque ! Ai-je crié.

— Tiens-la par les fesses ! a hurlé Isaac.

Scott et Jayden se sont tous les deux retournés vers Miguel en hurlant :

— Personne ici ne va tenir Jahan par les fesses.

Ils se sont ensuite regardés, bien trop synchronisés pour une simple coïncidence, et Jayden a dit à Scott qu'ils allaient reparler de ça plus tard, d'un air menaçant.

— C'est magnifique, ne bougez pas ! a crié Liam. L'émotion est là !

Le flash s'est déclenché, mais ce n'était pas fini.

— Et si on la mettait sur les épaules de Scott ? a proposé Nathan, sans aucune nécessité.

Jayden a dit non à ma place mais Scott avait déjà entrepris son mouvement pour m'attraper par la taille. Je ne sais pas comment il a pu croire que ça allait marcher. Résultat : j'ai glissé. Il m'a rattrapée par les cuisses. Et je me suis retrouvée... en sac à patate. La tête en bas, le visage contre son dos, les bras ballants et mes fesses en premier plan.

— Stop ! C'est la bonne ! a crié Liam en immortalisant le jour où j'ai (encore) perdu ma dignité.

Silence.

— On la garde, a dit Peter. Elle est parfaite.

Je suis descendue de Scott avec une lenteur cérémonielle, ai remis mon pull en place, et ai déclaré :

— Si cette photo sort un jour du chalet... je vous enterre tous dans la neige. De mes propres mains. Avec l'aide de Steve.

Spoiler : après avoir essayé pendant trente minutes de l'envoyer, sans succès à cause du réseau, elle a fini dans le groupe WhatsApp de toutes nos familles. Avec un sticker en forme de cœur et en titre « La Reine de Saint-Ski ». Maman a été la première à répondre. Je cite « Tu sembles... épanouie ? » alors qu'on ne voyait pas mon visage sur la photo. Et pourtant, une maman voit tout. Parce que oui, j'étais épanouie. Mal coiffée, mal cadrée, maltraitée même, mais entourée. Et parfois, c'est largement suffisant.

Tout le monde dormait ou faisait semblant. Le chalet était calme. Moi, j'avais la tête qui tournait encore un peu à cause de cette foutue scène, plut tôt. Je l'ai trouvé dehors, sur les marches du chalet. Il n'avait pas mis de manteau alors que dehors, le froid était glacial. Juste son sweat, les manches tirées sur les mains, le regard planté dans la forêt comme s'il cherchait quelque chose qu'il ne savait pas trouver. Je me suis assise à côté de lui. Pas trop près. Et je lui ai demandé pourquoi il avait réagit comme ça tout à l'heure. Mais il ne m'a pas répondu.

— Tout à l'heure. Quand Isaac a hurlé « tiens-la par les fesses ». Jayden et toi avez réagi exactement de la même manière. En même temps. Sans réfléchir. Pourquoi ?

Toujours rien.

— Tu veux que je devine ? Parce que je le peux. Je peux aligner toutes les théories possibles. La surprotection, la gêne, l'orgueil, la loyauté envers mon frère. Mais j'aimerais mieux que ce soit toi qui le dise.

Il a inspiré, lentement.

— Je n'ai pas réfléchi.

— Justement.

— J'ai entendu ton prénom. J'ai entendu ce mot. Et j'ai senti... une alarme. Un truc que je n'ai pas choisi. Qui est venu d'un coup. Ce n'était pas voulu.

— Est-ce que tu marches sur des œufs parce que je suis la petite sœur de ton meilleur ami ?

— Non.

— Alors c'est quoi ? lui ai-je demandé, perdant patience.

Il a ouvert les yeux et m'a regardé, droit dedans.

— Je ne suis pas encore prêt à t'en parler. Le moment viendra. Mais pas maintenant. Pas ce soir. Juste... restons là, avec eux. C'est tout ce que je peux faire pour l'instant.

Mon cœur a cogné. Fort. Je n'ai rien répondu. Alors j'ai juste hoché la tête, et on est restés là. Dans le froid.

Après quelques minutes, on est rentrés sans un bruit. La porte du chalet a grincé un peu, mais personne n'a bougé. Jayden dormait avec Liam dans le canapé-lit, affalés comme des rois déchus. Miguel s'était effondré au sol, emmitouflé dans un plaid, les bras croisés comme un papy. La nuit avait englouti tout le monde. La cheminée crépitait encore doucement pendant que Scott se dirigeait vers le canapé d'angle. Il a attrapé la télécommande sur la table basse, m'a regardé une seconde, et a demandé simplement :

— T'es fatiguée ?

— Un peu, mais oui, si c'est la question, je veux bien qu'on regarde un film.

Il a lancé « Maman, j'ai encore raté l'avion » et je me suis assise à côté de lui, les jambes repliées sous moi. Il a tiré un plaid sur nos genoux et un silence s'est installé. Un bon silence. Celui qui ne fait pas peur. Celui qu'on écoute. Et je ne sais pas combien de temps a passé, mais j'ai finalement décidé de poser ma tête contre son épaule, comme si c'était la chose la plus naturelle au monde. Le film continuait, quelque part devant, et moi, je n'avais plus froid.