Fyctia

Il y a des moments dans la vie où on sait qu'on va perdre un peu de dignité. Et parfois, ce moment vient dans une salle d'embarquement, à sept heures du matin, quand un mec né pour déranger le silence nommé Nathan sort un sac plastique et annonce :

— J'ai un petit cadeau pour le groupe.

J'aurais dû fuir. Il a sorti des coques de téléphones rose fluo, pailletées, avec un chaton qui fait un cœur avec ses pâtes et le mot « chaleureux » écrit en doré et en majuscules. Bien trop d'informations sur un si petit espace. D'après ses dires, ça serait pour « renforcer l'esprit d'équipe ».

— On va se faire arrêter par la douane et on finira dans la soute tu le sais ?

Il nous les a distribuées comme si c'était un truc stylé. D'après lui (encore) ça nous permettra de se retrouver plus facilement si on se perd. Même Scott, qui ne réagit à rien habituellement, a cligné des yeux deux fois. Ce qui équivaut à un appel à l'aide chez lui. On a râlé mais on les a tous mises. Et oui, même moi. J'ai pris une photo de nos huit téléphones alignés. J'y pense encore comme à un moment solennel. Le jour où notre estime nous a dit « non merci »

On était à cinq minutes de la fin de l'embarquement. Cinq. Et Isaac avait disparu.

— Où est Isaac ?

—Il était là il y a 20 minutes, dit Peter.

— Il a dit qu'il allait « juste jeter un œil au duty free », ajoute Liam.

Je les ai regardé tour à tour. Longuement. J'ai failli pleurer. J'étais épuisé par tout l'empressement, depuis hier c'était la course. Ils m'ont demandé de faire mes affaires en moins de quinze minutes pour un voyage de deux semaines. Donc. J'ai mis tout ce qui ressemblait à du chaud dans une valise. Même un plaid. Et j'ai prié pour que ça suffise. Dans les grandes lignes on a deux pulls informes mais vaguement épais, un pantalon de survie thermique trouvé au fond d'un tiroir, un pyjama avec des rennes (dont je n'assume pas l'imprimé mais qui tient chaud), un legging troué au genou, trois t-shirt dont un avec une tache que j'ai décidé d'ignorer, comme on dit chez moi « pas vu, pas pris ». Cinq culottes (pas assez), six chaussettes dont aucune ne forme de vraie paire, une trousse de toilette à moitié vide avec dedans une brosse à dents (sans dentifrice), un livre que je n'ouvrirai probablement pas mais qui m'aide à croire que je fais quelque chose de ma vie, un mascara sec qui m'irrite les yeux à chaque nouvelle application mais que je refuse de jeter, un carnet que je n'utiliserais pas non plus, un chargeur (sans le câble), le fameux plaid, des sachets de thé, et pour finir, aller savoir pourquoi, une peluche en forme de sushi.

— On va rater notre vol à cause d'un mec qui refuse d'acheter du parfum plein pot.

— Pour sa mère, précise Jayden, comme si ça justifiait quoi que ce soit.

Et là, Isaac arrive en courant avec deux sacs. Essoufflé mais visiblement très fier.

— Tout est trente pourcent moins cher ici, vous vous rendez compte ? J'ai pris trois parfums, un petit coffret avec un parfum, un gommage corps et le gel douche et il y avait une promo sur les miniatures ! Si t'en prenais cinq —

— T'es un rat, a hurlé Nathan.

— Si t'étais pas un rat, on serait déjà dans l'avion, a crié Peter en même temps que Nathan.

— C'est une super affaire, je ne comprends pas pourquoi vous me criez tous dessus, vous préférez avoir deux parfums au même prix que tout ce que je viens d'acheter ? Vous transpirez la richesse, désolé si je viens d'une famille qui doit éplucher toutes les promotions pour réussir à faire plaisir.

On l'a laissé faire son monologue « je déteste les riches désolé d'être pauvre » et on a sprinté jusqu'à la porte. Jayden en train de s'engueuler avec l'agent de sécurité parce qu'il voulait garder sa bouteille d'eau. Scott, impassible, qui marchait comme si de rien n'était, parce que s'il doit rater l'avion, il le fera dignement. On est montés dans l'avion les derniers, haletants. Isaac s'est assis et au lieu de ranger son sac dans son compartiment, a ouvert son sac, et a dit très sérieusement :

— Vous pensez qu'elle aimera mieux « Fleur nocturne » ou Vanille sauvage » ?

Personne n'a répondu, mais dans nos yeux, il a vu. Il a refermé doucement son sac, comme s'il enterrait une question trop intime. Puis il a regardé par le hublot, solennel.

— Je voulais juste bien faire, a-t-il murmuré pour personne.

Nathan a soufflé si fort que la dame devant lui s'est retournée. Peter a levé les yeux au ciel. Jayden a déclaré qu'il n'adresserait plus la parole à Isaac jusqu'à l'atterrissage. Et moi, je me suis promise mentalement de ne plus jamais partir en voyage avec un groupe de garçons sans être encadrée par des adultes plus adulte que nous.

— Je suis pas avec vous, j'ai lancé entre deux accalmies.

— Ah, mais t'es où ? A demandé Nathan, la bouche pleine de chips qu'il avait réussi à acheter en moins de trois minutes à l'aéroport.

— 14F

Ils se sont tous retournés vers moi comme si je venais d'annoncer que j'avais réservé un billet en première classe. Jayden a froncé les sourcils.

— Quoi ? Mais c'est loin, ça.

— Oui mais vous avez acheté vos billets comme des gens organisés. Moi j'ai été embarquée dans cette opération commando avec une valise faite en dix minutes et des sous-vêtements douteux. Donc 14F c'est mon sort et je l'accepte.

Silence. Puis Liam s'est levé comme dans les films. Valeureux.

— Je prends la 14F.

Tout le monde l'a regardé.

— Mec, t'es sérieux ? T'as le siège du milieu entre Scott et Nathan.

— Jahan est toute seule, il a répondu simplement.

— Et ?

— Et c'est pas cool. Voilà.

Il a haussé les épaules, comme si c'était évident.

— Et puis vous savez très bien que si je reste entre vous deux, je vais jamais fermer l’œil. Nathan va parler dans son sommeil et Scott va me regarder comme si j'étais son ex. Il m'a tendu mon nouveau billet sans un mot de plus. C'est le genre d'attention qui reste.

— Merci, j'ai murmuré.

Et pour que le moment ne soit pas trop larmoyant il m'a juste dit :

— Tu m'en devras une. Et je choisirai le film dans le van.

Et il est parti à l'avant, en sifflotant, prêt à supporter trois heure entre on ne sait qui à faire on ne sait quoi. Jayden l'a regardé partir, a hoché lentement la tête et a lâché, sans émotion :

— Il fait ça pour l'image. Il veut qu'on le pleure.