Fyctia
Balthazar
Et elle part, comme ça. Elle ne me demande pas si elle a fini sa journée, non. Comme si la personne qui venait de sortir en chantant de la pâtisserie était une personne différente de celle qui y était entrée ce matin. Sur bien des aspects, c’était le cas : la voix, l’attitude, le langage…
Elle disparaît de mon champ de vision, je regarde ce qu’il reste et souris : elle s’est vraiment barrée avec cette foutue tartelette aux fraises sans rien dire ?
Il ne restait donc qu’un merveilleux pour sa voisine Rita. Tant pis. Mais elle aurait pu la demander, cette tartelette.
Deux heures plus tard, je ferme boutique et j’apporte sa pâtisserie à Rita. En rentrant, je pose la main sur le combiné, prêt à appeler mon père… mais je décide d’attendre : je veux être sûr et certain d'avoir bien cerné le spécimen sur lequel je suis tombé.
Le lendemain se passe sans encombre, Annie est sage comme une image. Je me retiens d’énoncer la moindre parole qui pourrait la contrarier.
Mercredi en début d’après-midi, je sors de mon arrière-boutique et lui demande :
« Tu l’as créée, cette page Insta ?
— J’attends ton aval.
— J’apprécie. La semaine prochaine tu pourras ouvrir ce salon, si tu veux.
— Non. »
Non ? Elle lève ses yeux de biche soulignés d’un trait d’eyeliner et relève le menton.
Est-ce que j’assiste à une nouvelle transformation ?
« Ou alors », poursuit-t-elle, de sa voix claire de petite fille bien rangée : « Il me faut du “vrai” thé. Pas des sachets. »
Je fronce les sourcils, croise les bras. Le culot porte un nom et change de personnalité comme on change de chemise.
« Autre chose, madame ?
— Non… Si, une clochette à l’entrée. »
Je hausse les sourcils et vient me placer à côté d’elle. Je la dépasse d’une bonne tête.
Je décide de chercher la sombre part d’elle-même.
« La mélodie du bonheur ?
— De la part d’un mec qui lit Les Hauts de Hurlevent…
— Ah ! Je vois que j’ai gagné tout ton respect avec ça, miss pète-sec ! Tu l’as lu ?
— Non, mais c’est un Brontë, et il ne faut pas être grand clerc pour deviner que tu es…
— Raté », la coupé-je, habitué à ce genre de remarque depuis le lycée. « Dis, on vous file pas un peu de littérature, en philo ? »
Elle se retourne pour me faire face. Cette part d’elle-même est fière, arrogante, et ne se laisse pas faire.
« Et ta maman, elle ne t'as jamais appris les bases de la politesse ? Tu n’as pas la moitié du quart de ma culture littéraire. »
Et cette voix, qui m'indique que "qui cherche, trouve".
A quelques centimètre de moi, ce petit bout de femme psychopathe défait son tablier devant ma mine amusée et me lance :
« J’ai fini ma journée.
— A 15h30 ?
— J’en ai marre, il n'y a plus personne. Et c’est vide, mais puisque tu préfères m’ennuyer que de travailler… »
Je la regarde prendre ses affaires. Et me demande si au lit, elles sont plusieurs aussi. Alors qu’elle se saisit de la poignée, je tente ma chance :
« Vous êtes combien, là-dedans ? »
Elle marque un arrêt et pivote légèrement la tête. Rien qu’en observant la commissure de ses lèvres peintes de carmin, je devine un sourire naissant qui vont inviter à relever un défi.
« J’ai une lecture pour toi, goujat. La part de l’autre… »
Sans rien dire d’autre, elle sort et claque la porte sans que je ne puisse avoir le temps de lui répondre.
Je regarde ce qu’il reste, rien. Elle avait raison. Je fermerai plus tôt, paraît. Ce soir, je reçois mon père pour souper. Mince, il n’y a plus rien pour le dessert…
Après avoir fermé, je me précipite à l’étage pour sonner à mon père.
« Dis pa’, tu as La part de l’autre dans ta bibliothèque ?
— Eric-Emmanuel Schmitt ? Oui, pourquoi ?
— Comme ça. Tu peux me le prêter ?
— Bien sûr, je te l’apporte ce soir. J’ai cru que tu voulais annuler.
— Jamais. »
Il raccroche en rigolant. Mon père est un homme élégant, moi pas. C’est pourquoi je serai avec mon éternel t-shirt et lui, avec son légendaire costard. Lorsque je lui ouvre la porte et le fait entrer, son regard brun me pose d’emblée mille questions.
« Je t’ai apporté le livre que tu m’as demandé, Bal. Qu'as- tu préparé pour ton vieux père ?
— “Vieux père” qui n’est toujours pas pensionné. Quelque chose que ta femme ne rêve même pas de te cuisiner. »
Nous rigolons. Youssef est un grand amateur de tajines et de pastillas. Bal était certain que sa belle-mère se contentait de la cuisine européenne classique.
« Alors, cette petite nouvelle ?
— Oh elle a du potentiel, ou des potentiels… enfin on verra », éludé-je en servant mon père.
— Bal, tu lui as fait un contrat, au moins ? »
Non, bien sûr que non. Mais je me contente de sourire comme l’idiot du village.
Mon intuition de départ est confirmée par la rapidité avec laquelle il se jette sur la nourriture, malgré sa bonne éducation. Je décide de changer de sujet.
« Marre des pâtes ?
— Elle les cuisine très bien, tu sais ?
— Pa’, même maman, au meilleur de sa forme de pochtronne, savait faire des pâtes. »
Mon père soupire.
— Ta mère faisait bien les pâtes aussi, c’est vrai. »
Il m’arrache un rire. Il m’a toujours permis d’être odieux avec lui. Il s’en est toujours beaucoup voulu. Et moi, en bon fils unique pourri gâté, j’en ai toujours trop profité.
Une fois mon père parti, j’ouvre ce fameux livre conseillé. La tronche de ce célèbre tyran moustachu m’inspire peu. Mais, curieux de découvrir les inspirations de la timbrée que j’ai encore pris sous mon aile, je me lance. Déjà, le titre du premier chapitre est digne d’une dissertation de philo :
La minute qui a changé le cours du monde.
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