Fyctia
Annie
« Je n’en reviens pas que tu aies fait ça. » Je crie dans la cuisine, énervée sur Nina : « On va passer pour deux folles.» Enfin non, je vais passer pour une folle, une aliénée tout juste bonne pour la camisole.
Relax, je ne vois pas où est le mal, franchement. Je lui ai conseillé ce livre pour l’épilogue, j'ai adoré !
Il faut savoir que Nina ne lit que les prologues et les épilogues. Lire un livre entier ne semble pas être dans ses cordes. C’est peut-être pour ça qu’elle m’a laissé tranquille pendant mes années de Fac…
En plus, on n’y retournera plus !
« Et, qu'est-ce qu'on va manger ? »
Ah oui… Tu peux peut-être aller voir sur ton truc là, la plateforme pour “professionnels”...
« Linkedin ? Non, c’est rempli d’hypocrites.»
Le monde du travail est un énorme "boui-boui" à faux-culs, Annie. Surtout ceux qui se trémoussent dans des pantalons tellement serrés que tu as l’impression que ça couine de prétention quand ils se déplacent, tu vois, ceux-là…
Je pense à mon ancien patron, mais aussi à Thomas. Oui, Thomas était de ce genre-là. Je regarde l'œuvre de Nina trônant fièrement sur le plan de travail de la cuisine. Elle a voulu faire des gaufres avant de me laisser reprendre le contrôle. Alors on se retrouve avec des gaufres, mais montées en ailes sur le corps d’un cake stylisé en poulpe.
Il faut vraiment qu’on achète des moules en forme de poulpe.
Je suis dépitée. La nouvelle obsession de Nina : les poulpes. On a déjà des peluches réversibles de couleurs différentes à l'effigie du céphalopode en question. Et maintenant, elle fait des cakes en forme de poulpe. Elle a encore innové pour cette fois-ci, en mettant des ailes en gaufres. J’appréhende le moment où elle découvrira l’existence du livre Le Mythe de Cthulhu. Mais heureusement pour moi, elle n’aime pas lire.
«Tu as déjà vu une pieuvre avec des ailes ? Réponds-moi franchement.» Questionné-je mon alter, la bouche en coin et les bras croisés, comme si je grondais un enfant que je n’aurai probablement jamais.
Silence, l’ai-je vexée ?
«Tu boudes ? »
T’es chiante comme hôte, tu plombes mon talent artistique. Et si dans mon petit monde à moi, il y a des poulpes volants ?
Je soupire, puis je prends une photo et arrache une gaufre de la création de Nina pour la manger. Je ne voudrais pas être elle, mais d’un autre côté, je suis certaine qu’elle ne voudrait être moi pour rien au monde.
Attention à la pique à brochette, je vais mourir si jamais tu te transperces le cerveau… Puis, quelle mort débile ce serait !
« Il faut y retourner », déclaré-je, la bouche pleine. « C’est la seule option viable ».
J’ai dit non, je me fais pas chier toute la journée ou presque pour que tu passes ton temps à mater un mec qui ne lèverait même pas… Bref, si tu te foutais à poil devant lui, t'aurais pas la réaction désirée. Pas question. Zéro débat.
La vérité ? Je ne sais pas ce que je suis. J’ai longtemps cru à un trouble dissociatif de l’identité, mais un tel trouble implique une inconscience totale des personnalités qui ne contrôlent pas le corps à un instant donné. Moi ce ne fut jamais mon cas, j’arrive à coexister avec mon alter et mes moments d’absence sont rares et me sont plutôt bénéfiques. Autre particularité : nous ne sommes que deux. Et je passe mon temps à marchander avec la tornade qui me sert de colocataire dans mon propre corps.
Je termine ma gaufre et me saisis de mon fluo en passant devant le miroir, j’ai ce magnifique chignon que Nina aime tant comparer à un caca, mes grosses et rondes lunettes de lecture. La critique fuse :
Grrrrr, une vraie grand-mère.
Je ricane et me jette dans mon canapé avec Les Hauts de Hurlevent. Nina ne tarde pas à exprimer son mécontentement.
Oh l’ennui mortel ! Allez, bonne nuit !
La paix, enfin. Je rigole et j’ouvre le bouquin. Rien n’énerve plus Nina que mes soirées lecture, mais je l’ai laissée prendre le front pour faire sa pâtisserie, alors elle me laissera lire. J’ouvre ce fameux classique qui m’a toujours rebuté. J’ouvre le classique, mais je me mets à penser à cet étrange énergumène à qui je m’apprête à poser un lapin :
« Et s’il a besoin de nous ? Tu vois bien qu’il est socialement inadapté. »
Oh, mais qui parle !
Elle a raison, mais quand elle me laisse tranquille, je parviens à donner le change. J’ai une bonne façade, moi au moins. Tout le monde ne peut pas en dire autant.
Laisse-le prouver qu’il a besoin de nous. Qu’il doit apprendre à composer avec nous deux.
« Comment ça ? »
Tu crois qu’il n’a pas percuté que t’étais pas toute seule ? Laisse-le venir, je te dis.
Demain sera un jour de congé, je suppose.
« Et s’il ne vient pas ? »
T’ouvriras Linke-truc-muche, et tu te feras virer dans trois mois.
« Grâce à toi… »
Que des cons, de toute façon ! Il faut poster mon chef-d'œuvre sur Insta !
J’ai ouvert un compte insta de pâtisseries il y a deux mois pour lui faire plaisir. Les abonnés sont là. Pas les clients. De toute façon, Nina ne fera pas de compromis. Si elle veut mettre monsieur Jack qui sort d’une citrouille écrasant le croque-mitaine, elle le fera !
Que le potentiel client soit d’accord ou pas, d’ailleurs.
La seule qui nous passe commande est cette étrange jeune femme à l’allure gothique qui lui a même donné carte blanche pour réaliser son gâteau de mariage et d’autres pâtisseries…pour dimanche. Un sentiment de panique m'envahit.
« Mince, on a oublié Line.»
Non, pas moi. J’espère qu’il est long à la détente, ton p’tit pâtissier.
« C’est toi qui as rué dans les brancards en premier. Une vraie vache folle.»
Je poursuis après un silence plus qu’éloquent, «après ma lecture, je poste la photo. »
Si tu veux.
Nina, en bonne mauvaise joueuse, déteste se planter.
Si Balthazar ne réapparaît pas, ce sera jouable et même confortable d’avoir tout prêt pour dimanche. Dans le cas contraire, le dicton qui dit que le sommeil est pour les faibles n'en sera que plus vrai. J’ouvre à nouveau le livre :
Je ne crois pas que j’eusse pu trouver, dans toute l’Angleterre, un endroit plus complètement à l’écart de l’agitation mondaine. Un vrai paradis pour un misanthrope…
Je relève la tête suite à ce passage.
« Peut-être qu’il n’aime juste pas les gens…» Soupiré-je avec l’espoir que Nina soit encore attentive.
Qui ?
Bingo, enfin presque…
« Ben Bal, qui d’autre ? »
Nina est franchement lourde, parfois.
Je m’en fous, tu sais ?
Je lève les yeux au ciel et reprends ma lecture.
42 commentaires
Elodée
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