Fyctia
Annie
« Eh bien, encore toute seule ? »
La petite fille ne prend même pas la peine de lever les yeux, car elle sait à qui appartient cette horrible voix de crécelle : Maxime. Elle est en train de tracer la crinière de sa licorne dans son carnet à dessin lorsqu’une ombre survole le dessus de sa feuille pour venir noircir les jolies couleurs de son animal fantastique.
J’ai envie d’aider cette enfant, mais je sais au fond de moi que quelqu’un d’autre va s’en charger. Pour l’heure, je la vois rabattre ses genoux contre sa poitrine et regarder le béton gris de la cour de récréation pendant que Maxime rigole avec ses copains, tout en se moquant de ses dessins.
Je passe à côté de cette petite âme solitaire et je pousse une porte qui me ramène à l’intérieur du bâtiment. Je me retourne et la surprends, cachée derrière l’embrasure de la porte restée ouverte. Maxime arrive en courant de dehors, le carnet à la main, sa petite voix débile me fait sourire. D’autant plus que je sais ce qu’il va se passer.
La gamine que fut Nina lance un regard dans ma direction : malicieux, fourbe et déterminé, tout en étendant sa jambe. L’instant d’après, Maxime est par terre, étalé comme une baleine échouée sur la plage que représente le carrelage de cette école que j’ai tant détestée. Mon carnet est à un mètre de lui.
Il commence à pleurnicher, je vois qu’il a le menton ouvert. Nina avance dans sa petite robe bleu pâle, gracieuse et assurée. Elle marche sur la main de Maxime qui s’était mis à quatre pattes pour se relever, lui arrachant un hurlement étranglé. Elle se penche pour ramasser le carnet et tourne la tête vers Maxime.
« La prochaine fois, je t’ouvre le crâne et je t’y plante un cornet de glace, puis je t’appelle ma jolie licorne, vu ? »
6h00 : la sonnerie du réveil me tire de ce rêve. Ce jour-là, tout ce que j’ai réellement vu de ce phénoménal croche-pied, c’est le menton ensanglanté de ce pauvre garçon. Elle s’était ensuite présentée, et m’avait dit que si je voulais, on pouvait devenir amies.
« Tu es sûre, Nina ? » Demandé-je, songeuse.
Certaine. Ce mec est à des années-lumière de la technologie. Il n’est présent sur aucun réseau social, sa pâtisserie n’a même pas de téléphone… Nous sommes à l’air du digital, Annie !
« Bon d’accord. Soit il est naïf, soit…»
Il te veut dans son pieu !
Je l’ignore et je poursuis.
« Soit il est taré.»
Ça ne te changera pas tant que ça…
« Tiens, t’es pas si loquace le matin, en général. »
Je vais devoir la mettre en veilleuse toute la journée, ou presque, pour que tu puisses te concentrer ! Tu sais le sacrifice que ça représente : s’effacer ? D’ailleurs la dernière fois, t'as fait n’importe quoi…
« Ferme-là, tu m’as endormie. »
T’avais pas à voir ça…
« Peut-être, mais tu m’as trahie. Et je t’en veux beaucoup. »
Le tout premier black-out, le tout premier effacement : ma rencontre avec Nina.
Pardon, je le ferai plus … promis.
« Je dois me préparer. Discret le maquillage, s’il te plaît. »
Je vais voir ce que je peux faire.
Une demi-heure plus tard, j’étais maquillée, et coiffée de manière sobre : comme une quidam que l'on peut trouver dans la rue, mais qui fait un tant soit peu attention à son apparence. Du mascara, un peu de rouge sur les joues. Oh, des couleurs sur ce teint livide !
La pensée me fait hausser les sourcils d’exaspération : qu’est-ce que je vais faire de cet encombrant détail de ma vie ? Je mets mon Trench-Coat et sors.
Il est 6h58 quand je me retrouve devant la pâtisserie, les stores sont encore fermés, j’en profite pour me regarder dans la vitre et me rassurer. Tout va bien se passer, ce job est tout à fait à ma portée, surtout si Nina me laisse tranquille.
Je suis occupée à contempler mon reflet quand je réalise que deux prunelles noisette, dans lesquelles des petits éclats de pistache semblent avoir été jetés, me fixent. Je cligne des yeux et un sourire béat vient garnir mon visage. Il se mord la lèvre inférieure étirée, tout en fronçant les sourcils, signe qu’il se retient d’exploser de rire.
Il m'ouvre et passe la main dans ses boucles châtains. Je m’attends à ce qu’il me demande mon prénom, que je suis toute prête à lui donner.
« Il faut faire la mise en place. »
C’est un…
P’tit con…
Je rigole, elle a raison. Mais la diplomate du duo, c’est moi. Je tends la main et je plante mes yeux dans les siens :
« Moi, c’est Annie. »
Il referme la porte sans me tendre la main et je range la mienne au fond de mon Trench-Coat : pratique, cette veste.
« Balthazar. “Bal”, ça fait l’affaire. »
Comme le roi noir de la Bible ? Ils ont tous une branche bien décorée hein… dans ce patelin !
« Oui, j’imagine… »
Il se retourne et me fusille du regard.
« De ?
Merde.
« C’est long “Balthazar”...
— De la part d’une fille qui s'appelle Annie, la crise de fou rire que t’essaye de réprimer est franchement mal venue. Et tutoie-moi, j’ai pas cinquante balais non plus. »
Oh comment il t’as fumée… Bon je me tais, promis.
Il passa une bonne demi-heure à me montrer la mise en place. À chaque nouvelle pâtisserie, il me demandait si je savais ce que c’était. Grâce à Nina, qui se croyait en blind test du meilleur pâtissier, ce fut un sans faute !
À la dernière, il se mit à me jauger de haut en bas en enfilant un éclair au chocolat et en m’en présentant un, dubitatif.
« Quand j’étais étudiante, j’avais pour habitude de réviser dans un salon de dégustation.
— Etudiante hein… en quoi ?
— Philo
— Philosophie ? »
Je termine mon éclair.
« Ben oui, quoi d’autre ? »
Miss prout prout, ça va ?
Il se met à rire et hausse les sourcils.
« Voyez-vous ça…Comment t’as fait pour ne pas te transformer en Rondoudou ?
— Et toi, comment t’as fait ? »
Bien joué. Quinze ans de coaching, quand même.
Son sourire rétrécit sans disparaître pour autant.
« J’espère qu’ils t’ont appris à compter dans ta fac. L’espace dégustation reste fermé tant que tu n’es pas plus à l’aise.
Vers 10h et même si les clients se sont succédés, j’ai déjà eu le temps de noter à peu près tout ce qui n’allait pas. L’absence de cloche à l’entrée, les thés en sachet — pour Nina, c’est un crime encore plus grave que celui qu’on cache dans la cave, mais je n’ai pas pris le temps d’argumenter. Je vais le trouver dans l’arrière-boutique et le voit assis sur une caisse.
« J’ai une question… oh mais tu lis ? » M’exclamé-je malgré moi.
— C’est interdit pour les pâtissiers ?
— Pas du tout », balbutié-je, gênée.
Il soupire, ferme le livre et le jette plus loin puis se penche pour que je ne puisse pas deviner le titre.
« C’est quoi ta question, Tata yoyo ? »
Oh, il a osé. Laisse-le moi !
J’ouvre la bouche, mais la referme aussitôt et disparais. J’ai souffert toute ma scolarité à cause de cette foutue chanson. Manquerait plus qu’il me la chante !
Et voilà que je l’entends fredonner cet air insupportable qui représente — et représentera pour toujours — l’enfer de mon adolescence.
Je te rends les manettes dès qu’il est calmé !
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cedemro
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Il y a 2 ans
Suelnna
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Il y a 2 ans
Elodée
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Leana Jel
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Amphitrite
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Suelnna
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Gottesmann Pascal
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Suelnna
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Gottesmann Pascal
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HakunaMatata80_
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Il y a 2 ans