Fyctia

Je hausse un sourcil pour marquer mon scepticisme quant à la probabilité d’une telle réaction. Elle secoue la tête :

— Vous êtes deux têtes de mules, incapable de communiquer. Lui as-tu seulement demandé pourquoi il est parti avant de couper les ponts ?

Mon air buté et renfrogné doit lui confirmer que je m’étais contentée de ne plus lui répondre, vexée d’avoir été abandonnée.

— Je me suis moi-même posé la question. Je ne m’explique pas son départ. Surtout après avoir été aussi attentionné pendant toute la durée de ta phase mollusque. Il a fait preuve d’une patience sans borne et n’a jamais perdu espoir. Il a supporté de te voir te consumer de désir pour Blaise sous ses yeux. Il t’a expliqué cinquante-trois fois la même chose jour après jour pour essayer de te faire gagner un peu d’autonomie tout en n’étant jamais bien loin en cas de besoin, énumère-t-elle en secouant la tête. On est tous passé par des phases où l’inquiétude a cédé la place à la pitié ou l’exaspération, mais lui a toujours été aux petits soins sans jamais faiblir. Je ne comprends pas pourquoi il est parti, mais il a bien mérité le bénéfice du doute quant à ses motivations.

Le serveur interrompt sa plaidoirie. Nous dinons d’un menu de galettes et de crêpes succulentes et copieuses, arrosées de bolées de cidre vieilli en fût de chêne. Je lui raconte comment il m’a avoué n’avoir pas été au courant pour mes enfants entre deux admonestations pour me pousser à me bouger les fesses et mener l’enquête. Pour elle, nous avons tous les deux tendance à camoufler nos sentiments qui pourraient nous faire paraître vulnérable derrière la colère et l’agressivité. Que ce soit la peine, le doute, la culpabilité ou la douleur, nous préférions aboyer plutôt que de les laisser transparaitre et Dieu nous en garde, chercher du réconfort.

Pour masquer mon inconfort, je ne peux décemment pas lui crier dessus. Déjà parce que je ne trouve aucune raison valable de le faire et surtout parce que ça lui donnerait raison. Je m’efforce donc de changer de sujet ou plutôt d’orienter la discussion sur une autre relation compliquée, la sienne :

— Et avec Alliocha, la communication, ça se passe bien ?

La transition manque de subtilité, mais elle saisit le message et accepte de se livrer à son tour. Depuis le temps où il la terrifiait, la situation a bien évolué. Elle reconnait qu’elle ne connait personne de plus doux, serviable et généreux. Leur passion commune pour le jardinage les a rapprochés et elle avoue ne pas être insensible à son charme.

— Mais ?

— Mais on est très bons amis maintenant. Je n’ai pas envie de le perdre.

En leur offrant un foyer, j’avais bien malgré moi soulevé un nouvel obstacle à une évolution romantique dans leur relation. Ils étaient tous deux très attachés au Mas et rechignaient à mettre en péril l’équilibre de notre mini communauté. Pour ne pas la brusquer, Alliocha se contente de sous-entendus subtils qu’elle s’empresse d’interpréter comme amicaux.

— Plus le temps passe, plus nous nous rapprochons, plus il m’est difficile de résister, avoue-t-elle. Si encore l’attirance n’était que physique. Je dois être sérieusement atteinte, car il me manque déjà. Entendre sa voix virile et chaude, croiser son regard doux et profond, c’est devenu aussi vital que respirer. Et savoir que ce soir, je vais devoir me coucher sans avoir pris une inspiration emplie de son odeur… c’est une torture.

Entre deux bouchées, elle ne peut s’empêcher de parler d’Alliocha. Il occupe la majorité de ses pensées. Paradoxalement, son absence a décuplé son désir et lui a éclairci les idées sur son affection. Loin de lui, elle a plus de mal à se voiler la face sur la vraie nature de ses sentiments et à se convaincre qu’une amitié lui suffit.

Pour finir, mon amie se délecte des deux petits verres de pommeau que le patron nous a offert à la fin du repas. N’ayant repéré aucun individu suspect, je me résous à rentrer. Une fois au lit, l’obscurité aidant, nous concluons cette soirée confidences entre filles par un pacte. Elle me promet de se montrer plus ouverte aux avances d’Alliocha si je fais un premier pas vers le Doc.