Fyctia

La circulation en ce vendredi soir est catastrophique et les torrents déversés par le ciel n'arrangent pas l'humeur des automobilistes qui klaxonnent à tout va. Lydia est scotchée à son téléphone. J'aimerais beaucoup faire de même, mais impossible il se trouve entre les mains de l'autre petit merdeux qui occupe bien trop mes pensées.

Quatre jours que je m'attèle à me le sortir de la tête et il revient toujours tel une mauvaise herbe vivace et persistante. Je ne pensais pas qu'il existait une personne sur cette Terre capable de faire ressortir tous mes plus mauvais côtés d'un coup, mais apparemment si et je ne connais même pas son nom. J'aurais dû le demander à Alex au lieu de m'enfuir comme une lâche ou au moins prendre le temps de noter son numéro. Parfois ma stupidité m'effare. Comme si mon cerveau bloquait sur une idée et qu'elle accaparait tous ses neurones.

La nouvelle chanson de Noël d'Angel passe à la radio et mes oreilles saignent sous cette voix chaude et épicée. Putain de journée de merde. J'en viendrais presque à détester ma fête préférée. Et voilà que le visage de l'autre con m'apparaît. Il s'esclaffe en démontant toute la beauté de Noël. Oui, c'est commercial, oui, c'est religieux de base, mais c'est aussi un moyen de se rassembler et de partager un repas chaleureux et une soirée magique avec ceux que nous aimons.

— Et qu'en est-il de ceux qui passent Noël seul ? m'a-t-il demandé. De ceux à qui Noël rappelle des traumatismes tous les jours pendant des mois ? Imagine perdre un être cher le vingt-quatre décembre ou te faire larguer le vingt-cinq. Imagine ton repas innocent tourner au règlement de compte parce que tous les gens assis autour de la table ne sont là que pour la forme et qu'après quelques verres les langues se délient sous couvert de blagues de plus en plus douteuses. Noël nous suit partout comme une ombre maléfique.

Ses mots m'ont laissé bouche bée sur le coup et m'ont fait réfléchir toute la semaine. Ma grand-mère a perdu son mari durant cette période et une ombre voile ses yeux chaque année même si elle prétend que ce n'est rien. Un ami de mes parents passe ses Noël seul, il n'a jamais eu de compagnon alors qu'il approche la soixantaine pour le partager et ses relations familiales s'avèrent compliquées. C'est un peu comme vivre la Saint-Valentin en dix mille fois pire. Que dire aux oubliés de Noël ? Comment les aider ? Je n'ai pas la réponse. Ma grand-mère n'aime pas parler de son défunt mari. L'ami de mes parents refusent leurs invitations. Est-ce que le démon déteste lui aussi Noël ou est-il simplement indifférent à son charme ? Et pourquoi est-ce que je me pose cette question ?

— Nous sommes arrivées ! s'exclame Lydia qui ne s'étouffe jamais avec son sourire.

Avec la grâce d'une princesse, elle descend de la voiture garée dans le parking souterrain le plus clinquant que je n'ai jamais vu. Le sol brille, les murs respirent la propreté et l'air à l'odeur de pins efface la puanteur de l'essence et des pots d'échappement des parkings de bas étage. J'accélère le pas et rattrape Lydia partie devant. Elle appuie sur le vingtième et dernier étage. Si je n'avais pas vécu dans un condo de soixante étages aux États-Unis, j'aurais été impressionnée. Nous traversons le couloir recouvert par un parquet fraîchement lustré et entrons dans un duplex avec une vue imprenable sur la Tour Eiffel qui pour le coup me laisse sur le cul.

— Tu veux quelque chose à boire ? me propose Lydia. J'ai du thé glacé, du jus de Cranberry ou de la limonade.

La générosité de mon hôte réveille ma méfiance. Je ne comprends toujours pas pourquoi je suis ici et pas chez moi. Lydia est le genre de personne à qui on ne refuse rien. C'est tout bonnement impossible de lui dire non.

— Une limonade, s'il te plaît.

Je m'attends à ce qu'elle me serve, mais à la place elle m'invite dans son salon où la plus grande télévision à écran plat que je n'ai jamais vue recouvre une bonne partie du mur. Juste à côté se déploie un sapin qui frôle le plafond tout d'or et d'argent vêtu. Mon appartement est un taudis en parallèle et mon sapin miniature en plastique fait pâle comparaison.

Son majordome qui nous a suivi dépose nos collations respectives sur la table basse en bois sculpté. Elle boit une première gorgée et se tourne vers moi.

— Très bien, Elle, encore une fois je te prie d'accepter mes excuses. Mon père s'est comporté comme un idiot, soupire-t-elle.

— En tout cas le costume de Père Noël lui va à ravir, lâché-je pour détendre un peu l'atmosphère, enfin surtout moi.

Se faire kidnapper par le Père Noël était d'ailleurs plus traumatisant que mon kidnapping en lui-même et Lydia m'a sauvé d'un énième mensonge. Car je n'avais pas du tout envie de répondre à la dernière question qui aurait pu faire de cette expérience un cauchemar au lieu d'un simple souvenir loufoque. Finalement, peut-être que l'esprit de Noël m'est venu en aide. Je vois bien un rêne magique tout transparent descendre du ciel et guider ma pimbêche préférée jusqu'à moi.

— J'étais super étonnée qu'il rentre encore dedans, glousse-t-elle.

— Mais je crois que la palme revient à celui déguisé en lutin vert.

— Amory a pris tellement cher ! Il y a de quoi le charrier pour des années !

Nous explosons de rire simultanément et jamais au grand jamais je n'aurais cru cela possible. Certainement pas ce matin quand elle a débarqué avec ses croissants, ni après notre première rencontre des plus renversantes et pourtant aussi différentes que nous sommes, un lien étrange nous uni. Il porte le nom de James aujourd'hui, comment s'appellera-t-il demain ?

— Tu sais, je crois que je suis heureuse que mon père t'ait kidnappé, sinon nous ne nous saurions probablement jamais reparler.

— Tant que ça ne se reproduit pas, c'est tout bon pour moi.

— C'est promis ! Et pour sceller ma promesse, j'ai une surprise pour toi. Viens.