Fyctia

Nous sommes dimanche matin et je suis allongé dans mon lit. Je garde les yeux rivés au plafond. Mes pensées se perdent.

Dans quelques jours nous serons le 23 novembre.

Le jour le plus sombre de toute ma vie. Le jour où notre vie a basculée, où celle de Mila s'est effondrée.

Chaque année à cette période, son mal être empire. Elle se noie dans l'alcool et la drogue, comme si de simples substances pouvaient lui faire tout oublier. Mais je sais que chacun de ses souvenirs resurgissent.

Toujours plus puissants. Toujours plus précis.

Et je ne veux pas.

Je ne veux pas qu'elle souffre, mais, surtout, je ne veux pas qu'elle retrouve le fil de ses souvenirs. C'est en les effaçant qu'elle s'en sortira le mieux et que nous pourrons tous avancer.

Je me sens tout aussi coupable qu'elle. Nous avions tous consommé ce soir là et nous étions tous désinhibés. Mais c'est elle qui tenait le volant. C'est sa voiture qui a fait une embardée. Et c'est son pied qui n'a pas écrasé assez fort cette putain de pédale de frein.

Je soupire et ferme les yeux quelques secondes.

Cette année est différente. Je le sais. Elle n'a pas cessé de s'isoler et sa culpabilité me fait souffrir. Sa consommation périodique de cocaïne est devenue régulière et lui est devenue indispensable. L'alcool lui permet de soigner le mal qui l'accompagne.

Sans ça, je sais pertinemment qu'elle ne serait plus avec nous aujourd'hui. Et rien qu'à cette pensée mon cœur se serre et saigne. Ma rédemption à moi est de la protéger et de faire en sorte qu'elle continue de vivre du mieux possible.

Ma tâche devient de plus en plus ardue. Elle ne cherche plus à se battre. Ces temps-ci j'ai moi-même cessé d'y croire. J'ai peur. Si peur de perdre face à ce mal qui la ronge et la dévore. Cette année elle ne reviendra pas. Sa dépression est trop forte. Son addiction bien trop présente.

C'est clair pour moi depuis des années : je suis éperdument amoureux d'elle. Mais il est impossible de donner suite à ces sentiments. Tout finira mal. Forcément.

Mon bras est engourdi, et quelques boucles de cheveux viennent chatouiller mes narines quand je tourne la tête. Des pieds s’entrelacent aux miens et une main chaude vient caresser mon torse nu. Quand elle lève la tête je me sens comme le plus beau des salauds, car j'aimerais qu'une autre soit à sa place.

- Salut mon beau Leny...

La voix rauque et ensommeillée de Sara me tire de mes pensées. Elle est belle. La femme que tout homme rêverait dans son lit. Pour ma part, ça m'indiffère presque.

Nous deux, ce sont de belles parties de jambes en l'air. Rien de plus. C'est ce qu'on avait conclu. Sara et moi, nous nous connaissons trop bien pour savoir que le couple n'est pas pour nous. Malheureusement, je sais que pour elle, ça va bien au delà des soirées baise que l'on s'est promis.

Et plus elle s'attache, plus je me détache.

Son index vient caresser délicatement les contours de mon visage. Je ne fais rien pour encourager son geste, et reste immobile le regard rivé au sien. Rien ne passe. Je n'y arrive pas.

Une vibration sourde brise ce silence devenu pesant. Mon portable clignote sur la table de nuit. Je me retire vivement de l'étreinte qui m'immobilise le bras, et inspecte mon smartphone. Le numéro m'est inconnu.

Je laisse sonner.

Il est treize heures et je n'ai aucune envie de me lever. Sara interprète ma paresse pour une invitation à une énième partie et entreprend de m'embrasser dans le cou. Son souffle est rapide et chaud. Quand elle se retrouve à califourchon sur moi, mes sens se réveillent. Je ferme les yeux et imagine tout autre chose.

C'est mal. Mais c'est ma thérapie.

Mes mains commencent à descendre au creux de ses reins. Ses courbes sont parfaitement dessinées et je me laisse aller. Je laisse mes pensées désordonnées vagabonder et décide d'accepter le plaisir qu'elle m'offre. Une seconde vibration interrompt notre baiser sulfureux. Elle gémit dans ma bouche et me bloque les bras au dessus de la tête. Elle se montre entreprenante et j'aime ça.

Mais la vibration reprend.

C'est seulement pour faire taire ce bruit incessant que je me détache de sa bouche pulpeuse et m'empare de mon portable.

Le même numéro. Qui insiste inlassablement.

Je regarde Sara et comme pour m'excuser, je soupire et lui dit :

- Je dois prendre l'appel. C'est peut-être mes parents.

Elle ne dit rien et tourne la tête vers la fenêtre. Elle est agacée. Mais je m'en fou.

- Allô ?

Ma voix se fait involontairement contrariée. Une voix de femme m'interroge.

- Leny De Guire ?

Je fronce les sourcils et prends appui sur mon coude.

- Lui même.

J'attends des précisions qui viennent rapidement.

- Bonjour, je suis Eloïse Vanderguel. Je travaille au Clam's Club.

Je ne connais pas cette voix. Mais le nom m'est familier. Mila me parle souvent de sa collègue, avec qui elle a un bon relationnel. Elle m'explique ce que je sais déjà. Elle travaille avec Mila et celle-ci lui a donné mon numéro de téléphone en cas d'urgence. Rien d'étonnant puisque ses parents ne sont jamais là et que je suis le seul vers qui elle se tourne en cas de soucis.

- J'espère que je ne vous dérange pas ? s’enquiert-elle.

Je jette un œil à Sara, qui me regarde d'un air impatient. Je reprends mon souffle et me pince l'arrête du nez avant de mentir :

- Pas du tout.

Eloïse hésite. Et je ne m'attends pas du tout à ce qu'elle m'annonce de but en blanc :

- Mila n'est pas venue travailler ce matin.

Mes poumons ne laissent plus passer l'air, ma gorge se noue et je sens que mon cœur accélère légèrement. Il rate même quelques battements tant cette nouvelle me met mal à l'aise.

- Elle a travaillé hier soir il me semble.

Ma voix reste calme. Tout ce qui touche à Mila m'électrise. Mais cette fois, je tente de garder mon sang froid.

- Oui. Elle devait être là à dix heures ce matin. Je n'arrive pas à la joindre.

La fille s'inquiète. Elle a l'air de bien la connaître.

- Elle ne s'est peut-être pas réveillée. Ou peut-être est-elle souffrante.

J'essaye de convaincre mon interlocutrice autant que moi, car je sais pertinemment que Mila ne raterai un seul service pour rien au monde. Le Clam's est sa bouffée d'oxygène, un antre de bonheur qui confère un semblant de normalité à sa vie si noire.

La respiration saccadée d'Eloïse suffit à me faire taire. Sur le lit, Sara gigote pour montrer son impatience.

- Ça ne lui ressemble pas. Elle prévient toujours.

Cette révélation me glace car elle confirme la sensation qui s'empare de moi. Un sentiment de panique et d'inquiétude anormale. Ma vision devient floue. Je n'aime pas les réactions de mon corps. Il m'envoie des signaux qui me déstabilisent.

Mila va mal. Très mal. Et son silence me tourmente.

Eloïse reprend :

- Son absence me préoccupe, Leny.

Moi aussi.

Je ferme les yeux. Et une seule pensée m'assaille.

Une idée qui ferait définitivement basculer ma vie cette fois-ci.