Fyctia
J-3 – Leny
Il est presque vingt-deux heures quand je la retrouve, grelottante, au pied de l’imposant immeuble haussmannien qui nous a vus grandir. Il fait nuit noire et la lune se cache derrière un épais manteau de brouillard. Seuls les réverbères éclairent la rue.
Mais je n’ai pas besoin de leur lumière chaude et tamisée.
Je connais les moindres recoins de ce bout de trottoir. Les plus petites boursouflures du béton et les légères imperfections du bitume n’ont aucun secret pour moi.
J’avance vers elle à grandes enjambées, bien emmitouflé dans mon duffle-coat écossais. Elle tient d’une main une bouteille de Jack Daniel’s. Je vois des volutes de fumée s’échapper de sa bouche rouge carmin. De loin, j’observe la cendre de sa cigarette déjà bien consumée s’écraser à terre.
Son trench noir dissimule sans peine sa robe beaucoup trop courte. Ses jambes fines et musclées sont perchées sur des talons hauts de quinze centimètres.
Quand je me retrouve enfin face à elle, je vois que ses yeux verts pailletés de mille éclats d’or sont injectés de sang. Je comprends que la bouteille qu’elle tient à la main n’est pas sa première. Elle renifle bruyamment et se frotte le nez à plusieurs reprises de façon trop répétitive.
Et la drogue ? Deux sachets. Trois peut-être.
Je sais qu’elle tient à ça. Qu’elle se noie dans la débauche. C’est comme ça chaque année. Normalement, elle essaie tant bien que mal de tenir le cap la semaine, lorsqu’elle travaille. Aujourd’hui, nous ne sommes cependant que mercredi et le peu de lucidité qu’il lui reste l’a déjà totalement quittée.
Elle reviendra. Comme d’habitude.
— Tu es en retard, Leny.
Un reproche. Un de plus. Je n’en tiens pas compte. Elle laisse son regard dériver sur mon uniforme d’homme irréprochable. Costume gris. Chemise et cravate assorties. Un léger rictus fronce ses lèvres.
— J’avais un dossier à terminer.
Je repousse machinalement quelques mèches rebelles échappées de son chignon sophistiqué. Elle est beaucoup trop maquillée et son teint livide m’indique que sa nuit précédente a été courte.
Elle fait quelques pas. Sa démarche est incertaine : elle titube. Ses longues jambes recouvertes d’un léger collant noir sont comme des échasses sur un sol instable.
Je la rejoins et passe un bras sur son épaule pour la conduire jusqu’à ma voiture.
— Tu as commencé sans moi, ma beauté ?
Je rentre dans son jeu. Je suis le chemin qui la mène vers les profondeurs de sa dépression. Je ne fais rien pour l’empêcher de suivre cette route. Je sais qu’elle a besoin de ce mal pour mieux rebondir.
Elle s’arrête et me regarde. Ses sourcils finement dessinés s’arquent d’étonnement. Elle sort deux sachets plastifiés de son trench et me les agite sous le nez.
— J’ai prévu ta dose.
Elle sourit, fière d’elle.
Je secoue la tête et une fois de plus ne réponds rien. Je lui ôte juste les pochettes des mains pour les fourrer dans ma poche.
On ne sait jamais. Plus tard, elle pourrait être en manque.
Nous arrivons à hauteur de ma voiture. Quand je lui ouvre la portière, elle émet un sifflement d’admiration à la vue de mon tout nouveau bolide. Presque moqueur, ce qui me vexe passablement.
— On ne se refuse rien… Monsieur de Guire roule en Panamera.
Je lui jette un regard condescendant. Nous nous comprenons parfaitement. Ça fait vingt-deux ans qu’il en est ainsi.
Elle se laisse choir lamentablement dans le siège baquet de ma luxueuse sportive. Un rire gras lui échappe. Elle n’est pas vraiment impressionnée par ma voiture, je le sais. Elle pourrait se payer la même si elle le souhaitait.
Elle ne fait pas partie de ces filles vénales qui minaudent inlassablement dans vos pattes pour gagner le privilège de pavaner leur cul dans une Porsche à cent mille euros. Elle est différente.
Le moteur démarre et ronronne tout en douceur. La tête en arrière et les yeux fermés, elle rit encore. Je vois pulser les veines fines et bleutées à la base de son cou. Elle n’est déjà plus avec moi. Elle s’est enfermée dans un monde auquel je rêve d’avoir accès.
Je sais pourtant que la poudre blanche n’a jamais eu d’effet salvateur. Sur personne. Sur elle, les conséquences sont déplorables.
— Hôtel Bunton ?
Elle sort de sa léthargie et ancre son regard au mien. Sous la couche épaisse de maquillage qui recouvre son visage, on distingue malgré tout les cernes autour de ses yeux.
— Chambre 16. On va s’éclater !
Elle s’esclaffe à nouveau et porte le goulot de la bouteille à ses lèvres. Je la vois avaler une longue rasade du liquide ambré. Elle n’émet aucun son, ne grimace pas. La brûlure de l’alcool fort ne doit plus lui faire d’effet. D’un revers de la main, elle s’essuie vivement la bouche, laissant une traînée de rouge à lèvres sur sa joue.
— Merrrrrde !
Elle râle. Elle grogne et tape du poing contre la vitre.
D’une main, je serre son genou gauche et caresse doucement la chair sous son collant. Elle se calme et son souffle reprend un rythme aussi normal que son état peut le permettre.
L’hôtel Bunton appartient à mon père. Je suis en territoire connu. Tout a été organisé et planifié jusqu’au moindre détail, comme à chaque fois. Peu d’informés. Peu d’invités.
Elle trépigne et ne tient pas en place, replaçant ses jambes une dizaine de fois pendant le court trajet qui nous mène à notre soirée. Une de plus.
Demain, elle m’en voudra. Elle pleurera toutes les larmes de son corps, l’âme blessée à l’idée d’avoir laissé son esprit s’évader encore une fois. Mais je ne veux pas entraver sa démarche de reconstruction. C’est son besoin. Et elle me l’a demandé. Bien sûr, je n’ai pas pu refuser.
Quand j’aperçois enfin la façade somptueuse de l’hôtel cinq étoiles, je suis soulagé. Ma bonne conscience aurait fini par me rattraper. Elle aurait fini bordée dans son lit.
Et je ne le veux pas.
Elle tape dans ses mains comme une gamine. La bouteille de whisky est déjà quasiment vide.
Je la laisse descendre la première et monter les marches du bâtiment d’un pas plus qu’incertain.
Ce soir encore, sa nuit sera débauche et dépravation.
Elle n’aura pas de limites. Elle va se perdre.
Elle se cherche. Mais finira par revenir parmi nous.
Je suis heureux.
Elle est avec moi. Elle est mienne.
Ma si jolie Mila.
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Carmin
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Myjanyy
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