Fyctia

Ma patience atteint ses limites et un mal de crâne commence à pulser sous mon front. Mon ex-coéquipier comprend qu’il n’est plus temps de plaisanter. Son regard se ternit et son visage se ferme alors qu’il sort un papier plié de la poche arrière de son jean.

– C’est une copie, dit-il après un moment d’hésitation en me tendant la feuille. Willa a gardé l’originale et me l’a envoyé par mail.

Je la déplie soigneusement. Le ton de Jasper est neutre, professionnel et ne comporte plus une seule trace d’amusement, ce qui m’intrigue.

Et j’en comprends brutalement la raison. Quelques mots couleur rouge sang, une seule phrase qui pourtant suffit à me donner des frissons.

Voulez-vous jouer à nouveau avec moi, détective ?

L’image d’Allison Walters, la victime d’Oliver Stanfort me revient brutalement en mémoire. Non pas celle de son corps nu et froid recouvert de blessures sur la table d’autopsie de Marie, mais celle d’une photo trouvée à son domicile et qui est encore quelque part dans mes affaires. L’image d’une jeune femme pleine de vie, souriante, insouciante.

Je me suis efforcé de l’oublier ces derniers mois, acceptant la décision de la justice et la condamnation d’un homme qui, derrière les barreaux, continue encore de clamer son innocence.

– Pourquoi tu me montres ça ? lui demandé-je en lui redonnant la feuille.

– Parce que cette lettre était pour toi, m’explique-t-il en rangeant le document dans sa poche. Elle est arrivée ce midi au poste, et elle était adressée au « détective Keegan Willmore ».

– Et quoi ? Tu as décidé de venir jusqu’ici, et de te geler vingt minutes sur la route, pour une mauvaise blague.

– Et si ce n’était pas une mauvaise blague ?

– Un copycat, alors ? Quoiqu’il en soit, ça ne me regarde pas.

Cela ne me regarde plus. J’ai tourné cette page de ma vie .

J’attrape mon verre, le vide d’une traite et le dépose dans l’évier d’un geste brusque, avec suffisamment de force pour l’ébrécher. Merde ! Pourquoi Jasper me fait ça ?

– Je ne suis plus flic, lui rappelé-je, tentant d’étouffer la colère qui gronde.

– Officiellement, c’est vrai, mais tu l’es toujours dans l’âme. Tu le sais, on ne raccroche jamais totalement dans ce boulot.

– Moi, si, sifflé-je en jetant le verre dans la poubelle. Cette histoire…

Je ne termine pas ma phrase, c’est inutile. Jasper était là, il a vu les dégâts. J’en ai connu des policiers qui ont été tourmenté par une affaire jusqu’à en perdre le sommeil. Celle-ci a été la mienne. J’ai failli sombrer, totalement. Quand Oliver Stanfort a été arrêté, je n’ai pas réussi à me réjouir, au contraire. J’avais le sentiment qu’on commettait une erreur, que le meurtrier était toujours dehors. Yax a refusé de m’écouter, se vantant à la presse d’avoir mis hors d’état de nuire The Santa Claus Killer comme les journalistes l’avaient surnommé. Cette affaire était devenue une obsession, mon obsession, qui m’a seulement lâchée au moment où j’ai décidé de m’investir dans un autre projet, de quitter la police et de restaurer cette maison.

– Je sais que tu as eu du mal à décrocher, Keegan, seulement, tu es le seul à connaître ce dossier sur le bout des doigts.

– Tu…

– Non, attends, s’il te plaît, écoute-moi jusqu’au bout, me supplie-t-il en levant une main. En tant qu’ami, je n’ai pas envie de t’impliquer à nouveau, crois-moi, mais, en tant que flic… Tu n’as jamais cru à la culpabilité de Stanfort, Keegan. Et si tu as raison, alors cette lettre annonce le retour du véritable meurtrier d’Allison Walters. Ça signifie qu’on a vingt-quatre jours pour l’attraper avant qu’il ne disparaisse à nouveau. Et c’est mon devoir de tout faire pour l’arrêter.

En d’autres termes, Jasper n’a pas le droit de faire passer ses sentiments personnels en priorité ni le temps de faire dans la dentelle.

Ce qui était exactement ma devise quand on bossait ensemble.