Fyctia
23
Depuis quelques jours, Freja n’a plus qu’un seul nom à la bouche : « Brave ! ».
Alors que nous nous trouvons sur l’immense terrain qui borde l’hôtel où je prends les photos et les mesures demandées par les architectes, je l’entends s’écrier :« Brave, regarde ! », « Brave, viens voir ! », « Brave, attrape-moi ! ».
Freja sautille comme un cabri, tourbillonne sur elle-même, et lance des poignées de poudreuse en l’air pour regarder retomber la poussière de givre en riant. Brave la suit partout où elle va, comme un gros ours protecteur dans son épaisse doudoune.
« Maman ! Brave et moi, on fait un igloo. Tu viens nous aider ?
-Pas tout de suite, bébé. Je dois terminer mon travail.
-Tu sais quoi, Freja ? Ta maman est une vraie rabat-joie. Et tu sais ce que méritent les rabat-joie ?! »
Avant d’avoir le temps de me retourner pour voir ce qu’il manigance, je reçois un projectile blanc et glacé à l’arrière du crâne.
« Tu n’as pas osé ?! » m’exclamais-je, en glissant mon portable dans ma poche.
« Je ne vois pas de quoi tu parles !
-Tu viens de me lancer une boule de neige !
-Oh ! Tu parles de ça ! »
Et paf ! Avec une précision redoutable, un second tir m’atteint en pleine tête. Un instant, nous nous regardons en chiens de faïence, lui un sourire goguenard aux lèvres, moi l’air faussement furieuse. Puis je me penche pour ramasser le plus de neige possible.
« Ok ! C’est la guerre !! »
Nous nous poursuivons en nous canardant à intervalles réguliers, nos souffles dessinant des nuages de buée dans l’air froid.
Soudain, Brave saisit Freja sous les bras, et la soulève pour l’interposer entre nous.
« Eh ! Tricheur ! Défense d’utiliser ma fille comme bouclier. Pose cette enfant tout de suite !
-Jamais ! Freja, protège-moi de ta mère, d’accord ?!
-Je suis la Reine des Neiges ! Rien ne peut m’atteindre ! » s’exclame ma fille, toujours mélodramatique.
Et voilà ces deux cinglés qui se mettent à courir dans tous les sens pendant que je les poursuis. Puis la bataille reprend de plus belle.
« Alors ça, tu vas me le payer cher ! » s’écrie Brave au moment où j’écrase une boule de neige sur le sommet de son crâne, avant de lui enfoncer son bonnet jusqu’aux yeux.
Il m’attrape et me maintient contre lui d’un bras passé autour de ma taille, pendant que sa main libre glisse une poignée de neige dans mon cou. Le froid me saisit, et je pousse un glapissement aigu.
« Je vais te tuer ! »
Brave part en courant, pendant que je le poursuis et que ma fille se tord de rire. Durant un instant, à jouer comme une gamine dans la neige, j’oublie. J’oublie le chagrin de ces dernières années, la chape de plomb qui pèse sur mon cœur, et l’angoisse que la neige me procure.
Durant une minute ou deux, je redeviens la Willa que j’étais : joyeuse, insouciante et heureuse. Et frigorifiée la plupart du temps, soyons honnêtes. Dans un effort désespéré pour rattraper Brave, et guidée par d’anciens réflexes de batailles enflammées avec mes cousins, je me jette sur lui, nous envoyant rouler tous les deux dans un tas de poudreuse. Et c’est ainsi qu’il se retrouve étalé dans la neige… et moi allongée sur lui !
Un instant, nous restons figés, les yeux dans les yeux, haletants d’avoir ri et couru dans le froid. Brave a le visage rougi et les yeux brillants. Une étrange sensation me traverse alors que je le scrute en silence.
Pour la première fois depuis longtemps, c’est du désir que je ressens. Je détaille sa mâchoire carrée couverte d’une barbe bien taillée, son nez de travers souvenir d’une bagarre de collégiens, ses yeux d’un brun chaud comme un chocolat d’hiver, et ses lèvres charnue sur lesquelles je brûle de poser les miennes. Alors que je me penche pour céder à mon élan, et découvrir si la bouche de Brave Sanderson est aussi douce qu’elle en a l’air, un poids atterrit sur mon dos.
« Hé ! Vous faites un câlin sans moi ! »
Freja s’accroche à moi, avant de se laisser tomber à côté de Brave pour se coller contre lui comme un petit chat. Mon trouble se dissipe lorsque la réalité reprend ses droits.
Heureusement, mes joues sont rougies par le froid, dissimulant à Brave l’émoi que j’ai pu ressentir un moment.
Tant bien que mal, je me remets sur mes pieds pour épousseter la neige collée à mes vêtements et mes cheveux. Un vent d’émotions souffle en moi, tourbillonnant si vite que je ne parviens pas à y voir clair. Brave se remet debout à son tour, Freja toujours accrochée à lui comme un bébé koala.
L’instant d’insouciance et de joie pure s’est définitivement envolé, et je ne sais plus où poser les yeux pour éviter ceux de Brave qui me fixent.
Les voix de mes détracteurs hurlent dans ma tête, me traitant de traîtresse, de trainée. Les fantômes se déchaînent, me rappelant que j’avais ma part de bonheur et que j’ai tout foutu en l’air.
« Je vais rentrer changer Freja avant qu’elle n’attrape froid. On se voit demain pour les entretiens du personnel. »
Comme toujours dans ce genre de situation, tout mon être me hurle de fuir.
Je suis lâche, tellement lâche !
Je saisis donc ma fille qui proteste, pas du tout décidée à quitter son nouveau compagnon de jeu. Je lis dans ses yeux, dans leurs yeux, l’incompréhension face à mon brusque changement d’humeur. Mais je ne laisse le temps à personne de m’interroger. Je fais ce que je sais faire le mieux : fuir.
Parce que j’ai failli embrasser Brave Sanderson, que j’ai à nouveau éprouvé du désir durant quelques secondes, au point de les oublier, d’oublier ce que j’ai fait et ce qu’il m’en coûte de faire passer mon désir avant tout le reste.
Pendant quelques secondes, j’ai oublié que deux personnes sont mortes par ma faute.
6 commentaires
clecle
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Il y a 2 ans
AnnaShaw
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Il y a 2 ans
Déborah J. Marrazzu
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Il y a 2 ans
Lexa Reverse
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Il y a 2 ans
John Doe
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Il y a 2 ans
cedemro
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Il y a 2 ans