Fyctia

Depuis deux jours, toute la bonne humeur de Willa semble avoir disparu.

Comme la quasi-totalité de l’espèce humaine, je suis totalement autocentré, et je ne peux donc pas m’empêcher de penser que c’est en partie ma faute. Mais même d’humeur maussade, il faut reconnaître qu’elle reste professionnelle jusqu’au bout des ongles, n’omettant aucun détail lors de l’inspection des trente-cinq chambres de l’hôtel, et prenant note des modifications à envisager. Ce qui me contrarie le plus, c’est qu’il faut bien admettre que la plupart de ses idées sont excellentes.

« Maman ? »

Une seule chose peut distraire Willa de son boulot : ce simple mot, prononcé d’une petite voix. Aussitôt, elle lève la tête de sa tablette pour reporter toute son attention sur sa fille qui, après deux jours passés à fomenter Dieu-sait-quoi avec ma grand-mère, a décidé aujourd’hui de suivre sa mère partout. Elle est donc confortablement installée dans le fauteuil avec vue sur les cimes enneigées de la chambre numéro 6.

« Qu’est-ce qu’il y a, bébé ?

-Tu en as encore pour longtemps ? »

C’est la première fois en presque trois heures que Freja émet un signe d’impatience, et je dois dire que je suis impressionné par le calme de cette enfant.

« J’ai presque fini avec les chambres, mon ange, et après on pourra aller déjeuner, d’accord ?

-D’accord ! Parce que j’ai tellement faim, que je pourrais manger un...un... »

Pendant qu’elle cherche une comparaison à la hauteur de son appétit, je me surprends à la trouver parfaitement adorable avec ses petits sourcils froncés par la concentration.

« Un Sven tout entier ! Même si ça ferait sûrement de la peine à Christophe. »

Cette fois encore, je n’ai aucune idée de ce dont elle parle, mais je suppose qu’il y a un rapport avec le dessin animé dont elle semble entichée, et dont les personnages sont représentés sur ses bottes, son tee-shirt et son sac à dos.

Comme pour appuyer son propos, son estomac se met soudain à gargouiller, brisant l’épais silence gêné qui s’est installé entre Willa et moi ces trois derniers jours. Freja appuie ses mains sur son ventre pour l’empêcher de gronder.

« Mais… qu’est-ce que tu caches sous ton pull ?!» demandais-je en feignant la peur.

« Rien ! Juste mon ventre.

-Tu en es sûre ?! Parce que j’ai entendu un grognement là-dedans… comme si un monstre s’était glissé sous tes vêtements.

-Non ! y a rien, regarde !! »

Freja soulève son tee-shirt, découvrant son abdomen.

« Pas de monstre, en effet ! A moins qu’il ne soit caché à l’intérieur ! Laisse-moi écouter. »

Je la soulève pour coller mon oreille à son nombril.

« Oh ! Je l’entends ! Il est là-dedans. Il faut le faire sortir, vite ! »

Freja pousse un glapissement de joie et de surprise mêlées lorsque je la suspends tête en bas, faisant semblant de la secouer pour extraire le monstre.

« Allez ! Zou ! Sors de là vilain monstre !! »

Je la remets à l’endroit, et je sens mon cœur battre un peu plus fort quand elle se cale confortablement entre mes bras.

Willa PDV

L’ambiance est plutôt tendue entre Brave et moi depuis trois jours, mais le voir jouer avec ma fille déclenche en moi une onde de douce chaleur bienfaisante. Freja crie de ravissement quand il la soulève au-dessus de lui pour faire l’avion, la laçant en l’air pour mieux la rattraper ensuite. Accompagnée par les cris de joie et les rires de Freja, je termine mon inspection de la chambre et referme ma tablette.

« J’ai fini ! Tu veux toujours aller manger, ma puce ?

-Oui ! »

Brave la repose, et elle court vers moi pour enrouler ses bras autour de mes jambes.

« Est-ce que Brave peut venir déjeuner avec nous ?

-Et bien… je suis sûre que Brave a des tas de choses à faire, mon ange, et...

-J’en serais ravi, merci. »

Je relève la tête, surprise. Freja, ravie, exécute une petite danse de la joie dans la chambre, avant de se précipiter dans le couloir en hurlant « à table ! »

Brave la regarde partir en riant.

« Tu n’es pas obligé, tu sais ?

-Ça me ferait vraiment plaisir. Je suis sincère. »

Il passe une main sur sa tête, semant le désordre dans ses épaisses mèches châtain.

« Écoute, Willa. J’ai l’impression que je te dois des excuses, même si je ne sais pas vraiment pourquoi.

-Non, c’est de ma faute ! Je n’aurais pas dû réagir comme je l’ai fait. C’est juste que ce surnom me...me rappelle trop de souvenirs.

-Des mauvais souvenirs ?

-Non...juste des souvenirs. Mais je ne suis pas encore prête à les revivre. »

Je sens que Brave se pose des questions, des tonnes de questions, comme beaucoup de gens, d’ailleurs. Mais avant qu’il ne puisse répliquer, Freja réapparaît dans la chambre.

« Vous venez ou quoi ?! J’ai faim, moi !

-En route, Miss Freja. Il ne s’agirait pas de faire attendre le monstre ! »

Brave attrape dans sa grande main celle toute petite que lui tend ma fille, et se laisse tirer hors de la chambre par une Freja plus qu’impatiente. Je prends un instant pour me recomposer un visage serein avant de les suivre.

Si Brave Sanderson est très doué pour me faire sortir de mes gonds, il l’est également pour me surprendre, et pas forcément désagréablement...