Fyctia

Je sens qu’on me transporte. Je ne comprends pas tout ce qui se passe, ni où je me trouve, mais j’entends soudain une voix grave appeler : «Grand-mère ! »

Et la voix d’Aveline qui s’exclame : « Brave, combien de fois t’ai-je demandé de ne pas hurler dans le... », pour ensuite passer à : « Oh ! Mon Dieu ! Que s’est-il passé ! Allonge-la sur le canapé du living. Willa ! Tu m’entends ?! Brave, apporte-nous du thé bien fort et de quoi manger. Oh ! Et une couverture aussi, s’il te plait. »

C’est alors que tout me revient. Mes frères, le ski, ma crise de nerf, ma fuite, Brave, le malaise.

Baltar et Nicholas ne me pardonneront jamais de leur avoir hurlé dessus et de m’être enfuie comme une voleuse, alors qu’ils voulaient seulement m’aider ! Je me redresse si brusquement que la tête me tourne.

« Elle revient à elle ! Dieu merci ! Willa, doucement ma chère ! Comment te sens-tu ?

-Frigorifiée, et un peu désorientée. Où sommes-nous ?

-Dans le hall de l’hôtel. Brave t’a ramenée pour t’éviter l’hypothermie. »

Brave ! De tous les habitants de Riverlake, il fallait que ce soit sur lui que je tombe au beau milieu d’une crise d’angoisse ! Comme si j’avais besoin de lui donner des munitions supplémentaires pour faire capoter la vente !

« Combien de temps suis-je restée inconsciente ?

-Moins de cinq minutes, je dirais. Mais tu nous as fait une belle frayeur !

-Je suis désolée, Aveline, vraiment ! Et désolée aussi pour le dérangement. Je ne voudrais pas que vous pensiez que vous confiez votre hôtel à quelqu’un de malade ou... »

J’ai déjà tout fichu en l’air avec mes frères, je ne peux pas, en plus, saboter cette vente. C’est trop important pour l’entreprise, et surtout pour Ophélie qui compte bien faire ses preuves grâce à ce projet. Aveline me coupe la parole, comme la veille, en levant la main pour m’arrêter. Puis elle prend mes mains dans les siennes.

« Je sais ce qu’est une crise d’angoisse, Willa, crois-moi. La montagne donne, mais la montagne reprend, c’est une leçon que nous avons toutes les deux apprise de la plus douloureuse des façons. »

Soudain, cela me revient. J’ai également vu le panneau du nombre d’habitants changer le jour où le père de Brave s’est tué au cours d’une compétition de ski, alors que nous étions encore enfants.

« Comment faites-vous pour supporter d’être ici ? Comment se relève-t-on ? »

Je la supplie presque de me dire son secret, de m’apprendre à être forte et courageuse comme elle. Aveline me gratifie d’un sourire triste.

« On ne s’en relève jamais vraiment. Mais on apprend à vivre avec. On laisse le temps adoucir les blessures. Et si l’on croit en Dieu, ou en quoi que ce soit d’autre, on imagine que ceux qui nous ont quittés vivent pour toujours dans les montagnes. Mais attention, les fantômes peuvent être un réconfort comme un boulet à la cheville, et il faut prendre garde de ne pas se laisser entrainer. Pour tenir bon, on doit se trouver un but auquel se raccrocher.

-Quel a été le vôtre ?

-Brave ! »

Je ne sais pas si c’est sa réponse, ou seulement une exclamation, car son petit-fils vient d’entrer, portant un plateau sur lequel sont posés des tasses fumantes et une assiette de gâteaux ; sous son bras, il a coincé une couverture moelleuse.

« Je te laisse entre de bonnes mains, Willa. Je vais passer un coup de fil pour prévenir que tu es ici, car on doit te chercher, d’accord ? »

J’acquiesce avant de la remercier, ce qui me vaut d’être gratifiée d’une petite pression affectueuse sur l’épaule. Elle passe à côté de son petit-fils, et il me semble l’entendre murmurer « soit gentil», mais je n’en suis pas certaine. Une fois Aveline partie, un silence pesant s’installe entre nous.

« Merci ! »

Je le chuchote presque, ce qui n’empêche pas Brave de me regarder avec surprise.

« De quoi ?!

-De ne pas m’avoir laissé mourir d’hypothermie dans la neige, même si cela aurait solutionné bien des problèmes, non ?! »

Peut-être me suis-je cogné la tête en tombant. Oui, c’est ça, et je suis en train de faire une hémorragie cérébrale massive. Sinon, comment expliquer que je vienne de voir Brave Sanderson me sourire !

« Je ne suis pas monstrueux à ce point. Et puis, je préfère te battre à la régulière. »

Le message est clair, il s’agit d’une trêve passagère. Dès l’instant où j’irai mieux, nous serons à nouveau ennemis. En attendant, j’accepte le thé qu’il me tend ainsi que les biscuits.

« Garantis sans cyanure. »

Ok ! Il me faut un scanner d’urgence ! Brave Sanderson vient de faire une blague ! Il plaisante avec moi !

« Je ne suis pas ton ennemie, tu sais ?

-Tu veux prendre mon hôtel.

-Eh bien, techniquement, c’est ma patronne qui le veut.

-Et techniquement, cet hôtel est à Aveline. Mais on sait très bien ce qu’il se passera quand ta patronne aura racheté cet endroit. Qui va-t-elle mettre à la gestion, dis-moi ?! » Face à mon silence, il esquisse un sourire victorieux. « C’est bien ce qu’il me semblait.

-On pourrait peut-être proposer une co-gérance ? »

Mais qu’est-ce que je raconte ? Il n’en a jamais été question, et je fais une proposition que je ne suis même pas sûre de pouvoir honorer. Je ne sais pas ce qu’il me prend tout à coup. Tout ce que je sais, c’est que je n’ai pas besoin de mettre une personne supplémentaire à dos. Brave m’adresse une moue sceptique.

« Je doute que tu sois en mesure de me faire une telle offre. Et même si c’était le cas, cela ne changerait rien. C’est mon hôtel, je ne vois pas pourquoi je devrais en partager la gérance avec qui que ce soit. »

Je suis sur le point d’évoquer l’importance des compromis dans la vie, quand une voix que je reconnaîtrais entre mille résonne soudain dans le hall :

« Maman ! »