Fyctia

« Merci de m’avoir raccompagnée, même si j’habite littéralement à trois pas de chez toi. Qui sait quel malade aurait pu m’agresser sur le chemin ! » ironise Alma.

« Je m’inquiète davantage de ton incapacité légendaire à tenir debout avec le verglas ! » rétorque Baltar. « Et je soupçonne ma mère de m’avoir envoyé faire cette balade digestive pour que tu puisses me parler. Je me trompe ?! »

Un instant de silence, puis :

« Elle s’inquiète pour Willa. Vous n’avez pas été très tendres avec elle hier soir. »

Je me penche un peu pour tenter de les apercevoir. Ils sont tous les deux sous le porche, éclairés par la lampe extérieure. Alma me fait face, Baltar me tourne le dos.

« Je n’ai pas de raison d’être tendre avec elle. Elle est partie !

-Elle avait une bonne raison ! Tu y as pensé ? »

Baltar ne répond rien. On m’a toujours considérée comme têtue, mais ce n’est rien comparé à mon frère. Alors que le silence s’éternise et que j’envisage de signaler ma présence, Alma reprend la parole :

« Balti, je t’adore. Tu es mon meilleur ami, presque mon frère. Mais laisse-moi te dire une chose : si tu continues à agir ainsi, elle repartira, et cette fois, elle ne reviendra pas.

-Elle repartira de toute façon ! Elle l’a déjà fait, je ne vois pas ce qui changerais cette fois.

-Tu lui a demandé pourquoi elle est partie ? Et pourquoi elle est revenue ? Bien sûr que non ! Elle est là pour rester, Balti !

-Pour rester ?! »

Alma soupire, exaspérée.

« Parle avec elle, andouille. Écoute ce qu’elle a à dire, et sois présent pour elle. Sinon, elle s’en ira pour de bon, et tu ne pourras t’en prendre qu’à toi même. »

Elle dépose un baiser sur sa joue puis disparaît à l’intérieur. Baltar reste un instant immobile, puis lance :

« Willa ! Sors de ta cachette. Je sais que tu es là.”

Pour la première fois depuis mon retour, sa voix ne résonne pas de colère en s’adressant à moi. Un instant, j’envisage de prendre la fuite. Mais tôt ou tard, il faudra que nous ayons cette conversation. J’inspire un grand coup avant de m’avancer.

« Je savais que tu étais là, petite espionne ! »

Le ton est presque tendre, et je lutte de toutes mes forces pour ne pas courir me blottir dans ses bras. Nous n’en sommes pas encore là.

« Je ne voulais pas écouter… mais vous êtes arrivés, et je n’ai pas osé signaler ma présence. »

Il me scrute sans rien dire.

« C’est vrai ce que raconte Alma ? »

La question est si soudaine que je sursaute. Cette journée aura mis mes nerfs à rude épreuve. Baltar attend une réponse, et je botte en touche.

« Alma raconte beaucoup de choses.

-Tu sais de quoi je parle. Tu vas rester ?

-Ma boss envisage d’ouvrir un établissement dans le coin, et elle veut que j’en assure la direction.

-Mais ?!

-Qui a dit qu’il y avait un mais ? »

Il m’adresse un regard sceptique, sourcils froncés.

« T’es ma sœur, Willy Wonka, je te connais toujours par cœur. Je sais qu’il y a un mais ! »

Le surnom qui remonte à notre enfance me réchauffe le cœur.

« Je pèse encore le pour et le contre. »

Aussitôt, son visage se referme. Et je comprends soudain à quoi il pense.

« Balti, non ! Vous faites partie du pour ! Vous êtes même en tête de la liste.

-Et contre quoi on se bat ?

-La neige.

-La neige ?!

-Je n’ai plus skié depuis... depuis ce jour-là. En fait, la montagne me terrifie. »

Les larmes affluent à une vitesse vertigineuse. Je n’ose même pas le regarder dans les yeux. Que verrais-je dans son regard si je lève la tête ? Pitié ? Honte ? Douleur ? Baltar ne dit rien, mais ses bras me serrent soudain de toute leur force. Une douce chaleur se répand en moi, et je me laisse aller à cette étreinte.

« Oh ma Willa ! Ça va aller, petite sœur. Tu es revenue à la maison maintenant, Willy Wonka, et rien ne pourra plus jamais t’arriver.»

Je n’ai pas pleuré depuis longtemps mais j’éclate en sanglot, le cœur trop plein de ce que j’ai perdu. Baltar me berce doucement, jusqu’à ce que mes larmes se tarissent. Il essuie les dernières qui dévalent mes joues avec ses pouces calleux, et m’entraîne vers la porte.

« Viens ! Rentrons à la maison avant que tu ne sois gelée. »

Alors que je lui emboîte le pas, il murmure.

« Pardon de m’être comporté comme un imbécile depuis ton retour, ma puce.

-Je n’en attendais pas moins de ta part ! » Je le taquine, avant de reprendre mon chemin comme si de rien n’était.

Il se précipite derrière moi : « Attends un peu ! Tu vas voir ! »

Je cours aussi vite que possible, mais mon frère est plus entraîné que moi. Alors que j’ouvre la porte, il me saisit par la taille et me pose sur son épaule comme un sac.

« Pose-moi, grosse brute !

-Demande pardon, sale peste !

-Jamais !!!

-Ça va vous deux ?! On ne vous dérange pas trop ?! »

Nicholas nous observe avec amusement depuis le canapé, Freja installée sur ses genoux. Baltar me repose, et ma fille se jette aussitôt dans mes bras.

« Maman ! Oncle Nic, il a dit d’accord pour regarder la Reine des Neiges avec moi sur son téléphone !

-Elle ne voulait pas se coucher tant que tu n’étais pas rentrée… » explique mon frère, en jouant tendrement avec les boucles blondes de sa nièce. « Alors ça y est ? Vous êtes réconciliés tous les deux ?

-Disons qu’on a discuté, et que j’ai appris deux ou trois choses qui m’ont fait réfléchir. »

Nicholas nous fixe, interrogateur.

« Je laisse Baltar t’expliquer. Freja, dis bonne nuit à tes oncles. »

Avant de subir un interrogatoire, j’emporte Freja jusqu’à ma chambre. Après l’histoire du soir, elle s’endort au deuxième couplet de sa berceuse favorite.

Je referme doucement la porte derrière moi, et inspire profondément avant de redescendre affronter mes frères. Mais pas sans me munir d’un verre de vin rouge… Ils me regardent silencieusement lorsque j’entre dans le salon.

« Quoi ?! J’ai l’âge légal de boire, maintenant.

-Viens t’asseoir avec nous, Willy Wonka! » me demande Nicholas.

Il n’y a pas de doute, Baltar lui a exposé de mon problème. Dans un soupir, je me laisse tomber entre eux sur le canapé. Presque aussitôt, je me retrouve blottie contre Nicholas, et sans me faire prier, j’enfouis mon visage dans son tee-shirt. Je sens qu’il dépose un baiser sur mon front.

« Pourquoi tu ne nous as rien dit ? »

Je me retiens très fort de fondre à nouveau en larmes. Je redresse la tête, puis la laisse retomber contre le dossier du canapé en soupirant. Baltar me prend la main et entrelace nos doigts. Je n’ai pas de réponse à cette question.

« Je crois que de le dire à voix haute aurait rendu les choses trop réelles. Pendant un moment, j’ai eu l’espoir que ça passe. Qu’un matin, je chausserais à nouveau mes skis comme si de rien n’était. Mais ça n’est jamais arrivé.

-Ce sera le cas, Willa. Tu skieras de nouveau, tu vas voir. On va tout faire pour. »

Un instant, j’envisage d’expliquer à mes frères le trouble de stress post-traumatique, mais je choisis de me taire. Parce que je veux croire, pour une minute au moins, que je pourrais vraiment retrouver ma vie d’avant.

Et cette erreur me rattrape dès le lendemain matin.