Fyctia

Freja pousse un cri de joie en voyant son oncle, et se précipite vers lui en caracolant comme un petit poney blond.

« Viens ! Viens danser avec nous ! » exige-t-elle en le tirant par la main pour qu’il la suive.

Et voilà mon géant de grand frère qui se trémousse en cadence sur le Last Christmas de Wham. Je me force à danser, mais le cœur n’y est plus ; je ne me sens ni naturelle ni détendue en présence de mon frère. Il s’en est bien rendu compte, et s’approche de moi.

« Écoute, Willa, je pense qu’il faut qu’on discute.»

Freja réalise soudain que nous ne participons plus au jeu, et vient vers nous.

« Pourquoi vous dansez plus ?!

-Tu sais, Oncle Nicholas et moi devons discuter de choses de grandes personnes. Que dirais-tu de monter dans notre chambre, et de choisir deux livres que je te lirai avant la sieste.

-Deux livres !? On peut lire deux livres ? Woohoo !!! »

Et la voilà qui se précipite à l’étage. Oh, ma Freja ! Moi aussi, je voudrais pouvoir me réjouir de choses aussi simples que le droit de lire deux livres au lieu d’un. Quand je suis assurée que ma fille n’est plus à portée de voix, je me tourne vers mon frère.

« Je t’écoute.

-C’est une sacrée petite fille que tu as, tu sais !

-C’est la meilleure ! C’est tout ce que tu as à me dire ?! »

Nicholas passe la main sur son visage en soupirant.

« Écoute, Willa, je me doute que tu es furieuse contre moi, mais...

-Je ne suis pas furieuse contre toi.

-Quoi ?

-Je ne suis pas furieuse contre toi, Nic. Quelle raison aurais-je d’être en colère. C’est plutôt toi qui semble en colère, non ?! Toi, Baltar, Klaus, et le reste des cousins en fait. Et je ne vous en blâme pas. Je sais que je n’ai pas bien agi en partant sans dire au revoir.

-Alors, pourquoi tu l’as fait ?

-Pour ne pas mourir ! »

J’ai presque hurlé ma réponse, et je vois bien que mon frère ne s’y attendait pas, car l’étonnement se lit sur son visage.

« J’avais tellement mal, tellement mal, putain ! Et je ne savais pas quoi faire de tout ce chagrin, de cette douleur et de tous ces souvenirs. Et puis, il y avait toutes ces questions : pourquoi eux et pas moi ? Qu’est-ce que j’ai fait pour mériter d’être épargnée ? Pendant un temps, j’ai vraiment eu envie de mourir. Et puis, j’ai découvert que j’attendais Freja. Elle m’a sauvé la vie ! Mais je savais que je ne serais jamais capable de me relever si je restais à Riverlake. Et je savais aussi que jamais vous ne me laisseriez partir. Alors, j’ai fait ce qui me semblait le plus juste à l’époque, j’ai fui. Et je le referais s’il fallait, parce que je ne suis pas sûre que nous serions là aujourd’hui, Freja et moi, si j’étais restée ! »

Nicholas parait à la fois surpris et peiné, et je m’en veux de lui infliger cette douleur.

« Pourquoi tu n’es pas revenue plus tôt ?

-Je ne pouvais pas. Je ne me sentais pas prête. J’avais honte, aussi, d’être partie comme une voleuse. J’avais peur que vous ne vouliez plus me voir, que vous ne puissiez pas me pardonner.

-Alors pourquoi maintenant ?!

-Freja s’est mise à poser beaucoup de questions sur sa famille et sur ses origines. Elle ne comprenait pas pourquoi elle ne voyait jamais ses grands-parents ailleurs que sur Skype. Je me suis rendu compte que je la privais de tout ce que j’avais eu en grandissant : une famille aimante et un endroit que je puisse considérer comme mon chez moi. Elle a davantage de tampons sur son passeport que bon nombre d’adultes, mais ça ne compense pas tout. Alors, j’ai pris des billets d’avion, et nous voilà !

-Et tu t’attendais à quoi ?! Tu pensais que tu allais débouler et qu’on te sauterait au cou en faisant comme si de rien n’était ?

-Non ! Je me doutais bien que vous seriez furieux. Et, au risque de répéter, je ne vous en veux pas. J’attendrai le temps qu’il faudra pour que vous pardonniez. »

Sans l’avoir vu venir, je me retrouve soudain blottie contre le torse de mon frère ainé. Au moment où ses bras se referment sur moi et où il dépose un baiser dans mes cheveux, je réalise combien j’attendais ça, combien j’avais besoin de ce câlin.

« Je te pardonne Willa ! Si tenté qu’il y ait vraiment quelque chose à pardonner.

-Pourquoi ?!

-Parce que j’ai manqué quatre ans de la vie de ma sœur, et les trois premières de ma nièce, et que je ne veux rien rater de plus. La vie est courte, et on ne sait jamais ce qu’il peut se passer, on en a déjà eu la preuve de la plus atroce des façons il y a quelques années. Je ne veux pas avoir de regrets. Mais ne te sauve plus sans rien dire, d’accord ?!

-Promis ! »

Nicholas m’embrasse encore sur le haut de la tête, puis essuie les larmes qui coulent sur mes joues comme il le faisait lorsque je me faisais mal quand nous étions enfants.

« Hé ! Vous faites pas un câlin sans moi ! » s’écrie une petite voix avant que Freja n’entre en collision avec ma jambe et celle de Nicholas.

« Qu’est-ce qu’il y a, mini-crotte, t’es jalouse ?! Viens ici. »

Ma fille se trouve bientôt hissée sur l’épaule de son tonton, la tête en bas, et elle rit aux éclats.

« Maman ! Sauve-moi !

-Tu sais quoi, Freja ? Puisque Oncle Nicholas a décidé de t’exciter juste avant la sieste, c’est lui qui va te lire une histoire, qu’est-ce que tu en dis ?

-C’est vrai ?! Youpi ! Mais tu viens avec nous, hein, maman ?

-Promis mon amour. »

Je précède donc Nicholas dans ma chambre, Freja toujours juchée sur son épaule. Elle atterrit sur le lit en rebondissant, riant aux éclats, avant de se caler contre son oncle, son doudou à la main. Je m’appuie mollement contre elle, soudain épuisée par les montagnes russes émotionnelles de la journée.

Et je ferme les yeux, une minute...juste une minute...