Fyctia
7.
Finalement, j’ai quand même droit à ma scène de film.
A l’instant où j’apparais dans le couloir, les voix se taisent, on se donne des coups de coude, on me désigne du menton, jusqu’à ce que tous les regards soient rivés sur moi. J’en repère quelques-uns que je ne connais pas, et je songe que tout le monde a fait sa vie pendant mon absence. Qui sait ce que j’ai manqué de ces petits moments qui se transforment en souvenirs ou en private joke par la suite ?
Extrêmement gênée par l’attention concentrée sur moi, je me sens rougir en lançant un « salut » mal assuré. J’entends quelqu’un murmurer un « oh merde ! », et ma grand-mère, qui entend tout, rugit « langage ! » depuis la cuisine. Alors que le moment s’éternise douloureusement, Freja arrive à son tour, se place au beau milieu du no man’s land, et dévisage chacun des invités.
« C’est qui, maman ?! »
Au mot « Maman », des murmures parcourent les rangs. On me dévisage de plus belle, qui avec confusion, qui avec colère. Il n’y a pas de tendresse dans les regards, pas de joie. Je suis partie, je les ai abandonnés, trahis, c’est ce que je lis sur leurs visages.
Alors, Nicholas passe à côté de moi et, comme si tout était normal, roule un patin magistral à une très jolie brune dont le visage m’est familier. Le message est clair, mes frères ont décidé de m’ignorer, et il y a fort à parier que les autres fassent de même.
Puis Alma arrive à son tour, l’air contrarié. Visiblement, sa conversation avec les garçons ne s’est pas passée comme elle l’aurait souhaité. En nous trouvant figés comme dans une improbable partie de « un, deux, trois soleil », son visage se crispe sous l’effet de la colère mêlée à la frustration.
« Oui, Willa est de retour ! Et oui, elle a une fille ! Remettez-vous, bon sang, et ne restez pas plantés là comme des bûches ! La table ne va pas se mettre toute seule ! »
Sa sortie a au moins pour effet de ranimer tout le monde. Aussitôt, les discussions reprennent, les rires et les blagues fusent, sans que personne ne me prête plus attention.
J’ai décidé de partir, puis de revenir ; ils ont décidé de faire comme si je n’étais pas là. Message reçu cinq sur cinq.
Les pièces rapportées, en revanche, ne se sentent pas exemptées de politesse, et s’empressent de venir me saluer. Nous nous présentons, échangeons quelques banalités, certains vont même jusqu’à confesser qu’ils ont énormément entendu parler de moi. Quand ils vont retrouver la bonne humeur ambiante qui règne dans le salon où ils sont à présent davantage à leur place que moi, je reste seule dans le couloir.
J’ai cru être assez forte pour affronter leur colère, et demander pardon jusqu’à ce qu’il me soit accordé, mais à cet instant, j’ai bien envie de m’effondrer en larmes dans un coin. Bien sûr, je savais que ce serait dur. Mais entre l’envisager et le vivre, il y a un monde.
C’est encore une fois Alma qui vient à mon secours, passant un bras autour de ma taille, à moitié pour me réconforter, à moitié pour me soutenir.
« Ça leur passera, Willa, tu verras. Ça leur passe toujours. »
J’ai envie de la croire, mais je suis également terrifiée à l’idée d’avoir tout gâché, d’avoir perdu une partie de ma famille en plus du reste.
L’arrivée de mon oncle Michael annonce le début du repas, et nous nous installons à table.
Quand j’étais enfant, nous étions assis par ordre d’âge. Klaus et moi nous retrouvions bien souvent en bout de table, à l’opposé des adultes, ce qui nous permettait de faire toutes les bêtises du monde sans être grondés, à moins bien sûr d’être dénoncés. Soit les choses ont changé durant mon absence, soit le plan de table a été modifié en raison de ma situation de paria. Ce soir, je me trouve installée tout près des adultes, entre Alma et Freja.
Juste à côté de ma cousine, Kerstin, la copine de Nicholas. Je remarque alors que ses vêtements amples dissimulent un petit ventre qui commence à poindre. Elle est enceinte ! Mon frère va être papa ! Je suis à la fois folle de joie pour lui et assaillie par la douleur de ne pas pouvoir lui exprimer mes félicitations et de le découvrir de cette façon. Les discussions vont d’ailleurs bon train à ma droite concernant les nausées matinales, les vitamines prénatales, et autres préoccupations de futures parturientes.
« Et bien Nic, apparemment ton gamin ne sera pas le premier de la troisième génération Lindberg. Willa t’as devancé ! »
Toute l’attention est à nouveau sur moi et sur Freja. Je n’ai jamais eu honte de ma fille. Oui, je l’ai eue jeune, et non, elle n’était pas prévue, mais à défaut d’être un bébé programmé, elle a été un bébé terriblement voulu et aimé. Elle est bien la seule chose de ma vie dont je n’ai pas à rougir, et je soutiens chacun des regards que je croise. Y compris celui de Kerstin, qui me fusille du regard comme si je lui avais volé quelque chose. Visiblement, elle tenait beaucoup à ce que son enfant soit le premier arrière-petit-fils de mes grands-parents. C’est alors que je la reconnais : cette mine renfrognée, comment ai-je pu l’oublier ! Kerstin Johnson, capitaine de l’équipe de ski du lycée, douée mais prétentieuse au possible. Elle n’a jamais supporté que je lui « vole » le garçon sur lequel elle avait des vues. Visiblement, les rancœurs de lycées sont tenaces ici !
Je me détourne d’elle pour me trouver à nouveau face au regard scrutateur de mes cousins. J’imagine la question qu’ils se posent, celle que je lis dans leurs yeux qui scannent le visage de ma fille à la recherche d’un indice qui pourrait confirmer l’identité de son père.
Alma change habilement de sujet, et le repas reprend. Je m’aperçois que tous sont conquis par la vivacité et la joie de vivre de ma fille. Même Nicholas, en grande conversation avec elle, qui sourit à ce qu’elle lui raconte. La fille ne sera pas punie pour les fautes de la mère, c’est déjà ça, et cette pensée me soulage bien plus que de raison.
Comme toujours, le dîner s’éternise. Les conversations fusent. On s’écharpe d’un bout à l’autre de la table, pour mieux se réconcilier quelques minutes plus tard. Je participe peu, ce qui me laisse le loisir de me gaver à m’en rendre malade. Je continue même à manger lorsque Freja, épuisée par le voyage et les émotions de cette journée, grimpe sur mes genoux et s’endort, la tête sur mon épaule.
« Laisse-moi poser Freja, et je t’aiderai à ranger » proposais-je à ma grand-mère quand tout le monde se retire pour la nuit.
« Rentre plutôt coucher cette petite dans son lit, min skatt. On se verra demain. »
Elle dépose un tendre baiser sur mon front, et Elsa m’aide à emmitoufler Freja dans une couverture.
Quelques minutes plus tard, ma fille est blottie dans mon lit d’adolescente. Je la rejoins après une douche rapide.
Je craignais d’avoir du mal à m’endormir, mais je sombre immédiatement dans le sommeil.
Et les cauchemars commencent.
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John Doe
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Vinie Aberas
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clecle
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Déborah J. Marrazzu
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