Fyctia
6.
La maison est encore calme, et je songe que je vais peut-être m’éviter une entrée fracassante, style comédie de Noël, avec un grand silence gêné et tous les yeux fixés sur moi. Après avoir enfilé les chaussons réglementaires pour marcher sur les tapis du salon, je me dirige vers la cuisine, la pièce où le risque de croiser des âmes hostiles est le moins grand.
Ma mère s’y trouve déjà, en compagnie de ses sœurs, de ma grand-mère et de mon oncle Stellan. Stellan cuisine comme un chef, et Dieu merci, car Anita serait certainement morte empoissonnée par ses tentatives culinaires aussi légendaires qu’improbables, ou brûlée vive en conséquence de sa manie de délaisser brusquement les fourneaux lorsque l’inspiration l’appelle.
« Mais qui vois-je ?! Regardez un peu ce que le vent d’hiver nous a amené ! Bonsoir, mon trésor ! »
Le fait que Stellan abandonne, même un instant, sa précieuse cuisinière des yeux pour me faire un câlin représente une telle marque d’affection que je sens les larmes perler de nouveau au bord de mes cils.
« C’est bon de te voir ici, ma belle ! Et qui es-tu, toi ?!
-Stellan, voici Freja, ma fille. Bébé, je te présente mon oncle Stellan, le mari d’Anna.
-Non !!
-Comment ça, non ?!
-Anna, elle épouse Christophe ! Pas Stellan, et pas Hans.
-Hein ! Qui est ce Christophe ? Tu veux me quitter, ma chérie ?!
-Si la petite le dit, c’est que ce doit être vrai ! La vérité sort de la bouche des enfants, après tout.
-Et bien, qu’il en soit ainsi. Mais si tu pars, terminé les délicieux petits plats maison pour toi, Anna. Avoue que ce serait dommage. Goûte-moi ça, trésor, tu m’en diras des nouvelles ! »
Mon oncle tend vers moi une cuillère dégoulinante de sauce, qui a l’air délicieuse et qui embaume toute la cuisine. C’est fou ce que cette nourriture maison m’avait manqué ! J’ai dîné dans les meilleurs restaurants des meilleurs hôtels, tenus par les plus grands chefs à travers le monde, mais pour moi, rien ne vaudra jamais la cuisine familiale.
« A mon tour ! Je suis une aventurière du goût ! » s’exclame Freja, qui ne perd jamais une occasion de découvrir quelque chose qu’elle ne connait pas, surtout quand il s’agit de nourriture.
« Mais bien sûr, mademoiselle l’aventurière ! » s’esclaffe Stellan en lui tendant à son tour la cuillère.
Trois secondes plus tard, ma fille est conquise, et elle se tortille dans mes bras pour que je la pose. Stellan noue autour de sa taille un tablier trop grand pour elle, et l’installe sur un tabouret pour qu’elle lui serve de commis.
En voyant ma fille cuisiner avec ma mère, mon oncle, ma grand-mère et ma tante comme si elle avait toujours fait partie du décor, je me sens touchée et même bouleversée. Je m’adosse au chambranle de la porte, au risque de me faire surprendre par le prochain visiteur, pour pouvoir fixer cet instant dans ma mémoire et sur mon téléphone portable. Créer de nouveaux souvenirs pour restaurer les anciens, et effacer la pellicule de chagrin qui les voile.
« Bonsoir mon bébé ! » souffle une voix chaude à mon oreille, au risque de me faire fondre en larmes pour de bon cette fois.
« Bonsoir papa ! »
Mon père se tient à mes côtés, et m’adresse un sourire dans lequel sont contenues toutes ses émotions. Il est aussi taiseux et calme que ma mère est démonstrative. Pas d’étreinte débordante donc, il se contente de passer un bras autour de mes épaules et de m’attirer contre lui pour déposer un baiser sur mon crâne.
« Ma Willa ! » souffle-t-il, tout son amour contenu dans cette façon de prononcer mon prénom.
Je noue mes bras autour de sa taille, et profite un instant d’être à nouveau la petite fille chérie de mon papa. Jusqu’à ce qu’il pose les yeux sur ma petite fille chérie à moi.
« Dis-moi Stellan, tu n’essaierais pas de me voler ma petite fille, par hasard ?!
-Trop tard, Erik, trop tard. Ma cuisine les séduit toutes… »
Freja lève les yeux sur son grand-père, et se désintéresse aussitôt de son activité. Parce qu’il y a eu très peu d’hommes dans notre entourage durant les dernières années, elle éprouve une véritable fascination pour ceux qu’elle rencontre, mon père en tête.
« Morfar ! » s’exclame-t-elle en tendant les bras vers lui.
Mon cœur rate un battement quand elle manque tomber du tabouret en se prenant les pieds dans le tablier. Finalement, elle arrive sans encombre jusqu’à lui, et se colle affectueusement contre ses jambes.
Les minutes suivantes sont si douces, si faciles, que j’en oublie presque ce qui m’attend. Ma mère et ma grand-mère débattent dans leur langue maternelle de je-ne-sais quelle préparation de gâteau, Stellan chantonne en touillant amoureusement le contenu de sa marmite, et Anita discute de son nouveau roman avec Elsa, s’accordant sur le fait qu’il pourrait bien se classer en tête des ventes de fin d’année. Freja passe de l’un à l’autre, grignotant un morceau de pâte à gâteau par-ci, une carotte crue par-là, parfaitement dans son élément au milieu de ces personnes qui constituent sa famille, mais qu’elle ne connaissait pas vraiment il y a encore quelques heures. Alma et Tove, en revanche, sont introuvables. Je suis persuadée que mon grand-père fouille le grenier à la recherche de jouets pour Freja. Quant à ma cousine, je la soupçonne d’être allée débriefer avec celui des garçons qu’elle aura trouvé en premier.
Un instant, j’oublie. J’oublie ce qui m’a poussée à partir il y a quatre ans, j’oublie ce chagrin sourd qui ne me quitte jamais où que j’aille, j’oublie que je vais bientôt devoir affronter mes cousins et mes frères, sans être certaine de l’accueil qui nous sera réservé à ma fille et moi après cette longue absence. J’oublie.
Et puis la porte s’ouvre, un vent glacial s’engouffre dans le couloir, et un brouhaha indistinct de voix graves raisonne dans l’entrée, alors que ma grand-mère hurle que tout le monde doit retirer ses chaussures. Je me réfugie un peu plus avant dans la cuisine. Oui, je me cache ! Mais le sort joue visiblement contre moi, puisqu’une voix retentit soudain.
« Quelqu’un a encore pris les pantoufles de Willa. Agda va piquer une crise de nerf si elle s’en rend compte ! »
Je suis démasquée. Il est temps de signaler ma présence.
J’inspire un grand coup, et je sors de ma cachette.
7 commentaires
John Doe
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Il y a 2 ans
Vinie Aberas
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Il y a 2 ans
clecle
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Il y a 2 ans
Déborah J. Marrazzu
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Il y a 2 ans